LA QASIDA SAFIYA

RECHERCHES

PUBLIÉES SOUS LA DIRECTION DE L'INSTITUT DE LETTRES ORIENTALES DE BEYROUTH

SÉRIE 1 : PENSÉE ARABE ET MUSULMANE

Tome XXXVI

Textes pour l'étude de la pensée ismailienne

LA QASIDA SAFIYA

Texte arabe établi et annoté

Par

Aref Tamer

DAR EL-MACHREQ ÉDITEURS

(IMPRIMERIE CATHOLIQUE)

BEYROUTH, 1967


AVANT-PROPOS

L'ouvrage, dont nous présentons aujourd'hui l'édition, ne comporte ni nom d'auteur, ni date de publication. Je n'hésiterais pas cependant à le classer au premier rang parmi les ouvrages philosophiques ismaïliens, et à le considérer comme une source originale qui pourra enrichir les études sur la pensée islamique. Il s'agit en effet d'un manuscrit unique et rare, trouvé par l'éditeur en 1956 à Massiaf en Syrie, et qui porte le titre suivant : al-Qasida al-safiya. C'est en réalité un complément des deux qasida ismailites (1) imprimés sous la direction de l'institut Français de Damas, en 1953 et 1955.

Mais avant de présenter le texte arabe de cette qasida, il nous a semblé utile, pour guider le lecteur, de donner en langue française un bref exposé historique sur le mouvement ismailite en même temps qu'un résumé de la doctrine. Quand à l'explication philosophique du texte, nous avons préféré la donner dans notre introduction arabe.

Nous présenterons la doctrine ismailite dans sa forme classique, telle qu'elle était aux premiers jours du mouvement, montrant ainsi les sources religieuses d'une secte bien connue par son influence politique et scientifique. Ce faisant, nous pouvons espérer rendre service aux savants qui s'intéressent à la pensée islamique, et accomplir notre devoir envers l'histoire et la philosophie arabes.

Il nous est agréable enfin d'exprimer notre reconnaissance très sincère au Révérend Père Émile Lahoud, Directeur de l'imprimerie Catholique de Beyrouth, qui a bien voulu aider à la naissance de cet ouvrage.

De même, il m'est très agréable de rendre un juste hommage à Monsieur le Directeur de l'institut de Lettres Orientales de l'Université Saint-Joseph de Beyrouth, qui a eu l'obligeance d'accueillir cordialement ce modeste travail dans les collections de l'Institut qu'il dirige.

(1) Simt al-Haqaiq, de Ali b. Hanzala b. Ali Salem al-Wadai. Éditée par Abbas al-Azaoui, Insitut Français de Damas, 1953. -2- Al-Qasida al-suriya de Muhammad b. Ali b. Hasan al-Suri. Éditée par Aref Tamer, Institut Français de Damas, 1955.

INTRODUCTION

Les Ismailites forment une secte de l'Islam qui est une des branches du si'isme. Cette secte se subdivise en plusieurs sous-sectes, dont les unes sont fort différentes des autres dans leurs principes. Dans les ouvrages historiques de diverses périodes, on les cite sous différents noms : les plus anciens sont ceux de Qaramita et Batiniya ; plus tard, on les nomme : Sab'iya, Ta'limiya. De nos jours, en Perse, on les appelle : Muridan-i-Aga Han-i Mahallati, en Asie Centrale : Mulla'i, dans l'Inde : Hadjas (Nizaris), et Bohoras ou Bohras (Musta'liens), etc.

HISTOIRE DU MOUVEMENT.

L'isma'iliya commence son existence officielle, en tant que branche séparée du si'isme, à la mort d'Isma'il fils de l'imam Ga'far al-Sadiq, peu de temps avant 148/765. Les Isma'ilites refusèrent de reconnaître le nouveau candidat , le frère d'Isma'il, Musa al-Kazim, et reportèrent leur allégeance sur le fils d'Isma'il et son héritier, Muhammad, ainsi que sur ses successeurs. On ne connaît rien d'authentique sur l'histoire de la secte pour une période d'environ 150 ans, jusqu'à la fin du IIIe/IXe siècle. Même les noms des Imams successeurs de Muhammad b. Isma'il, et leur ordre de succession sont douteux. Voici la version persane Nizari : Ahmad, Muhammad, Ahmad. Version Fatimide : 'Ab-dallah, Ahmad, Husayn. Version indienne : Nizari, Ahmad, Muhammad, 'Abdallah. Version druze : Isma'il II, Muhammad, Ahmad, Abdallah, Muhammad, Husayn, et Ahmad (ainsi sept noms au lieu de trois).

Avant l'entrée des Isma'ilites dans leur période historique, apparut, dans la seconde moitié du IIe/IXe siècle, en Mésopotamie du Sud, la secte des Qaramita qui a été souvent, à dessein ou non, confondue avec celle des Ismailites. Les Qaramita s'étant rendus, par leurs pillages, odieux à toutes les nations islamiques, il en résulta une confusion qui fut très préjudiciable à la cause des Fatimides. Les véritables principes de la religion des Qaramita et la nature de leurs relations avec les imams ismailites demeurent encore assez obscurs. Ce qui est toutefois indiscutable, c'est que pendant toute la période de leur courte histoire, ils conservèrent une attitude hostile à l'égard des Ismailites, et que ceux-ci considérèrent comme leurs pires ennemis.

Ordinairement l'organisation des Qaramita, comme celle des Ismailites, qui a été confondue avec cette dernière, est attribuée à Abdallah b. Ma'mun (1). En tout cas, la secte des Ismailites avait déjà une suffisante organisation vers la fin du IIIe/IXe siècle ; elle avait poussé de fortes racines en Perse, au Yemen et en Syrie, tandis qu'elle se répandait rapidement en Afrique du Nord. On connaît bien l'histoire du Mahdi et des autres califes fatimides. Une intense propagande s'exerça pendant le IVe/Xe siècle et vers le milieu du Ve/XIe. L'ismailisme manifesta alors sa force depuis l'Atlantique jusqu'aux confins extrême-orientaux du monde musulman : la Transoxiane, le Badahsan et l'Inde ; il fut spécialement fort en Perse, dans les provinces caspiennes, l'Adarbaygan, Ray, le Kumis, Isfahan, le Fars, le Huzistan, le Kirman, le Kurdistan, le Hurasan, le Kuhistan, Gazna, le Badahsan et la Transoziane furent d'importants centres de propagande. La Perse donna naissance aux savants philosophes ismailites, véritables fondateurs de la doctrine du mouvement, tels qu'Abu Yaqub al-Sigistani (mort vers 331/942), Abu Hatim al-Razi 9m. vers la même date), Hamid al-Din al-Kirmani 9m. vers 410/1019) et Al-Muayyad Sirazi (m. en 470/1077). Nasir-i-Husraw et Hasan b. Sabbah peuvent aussi être ajoutés à ce groupe.

Partout l'ismailisme fut persécuté comme un dangereux mouvement politique, mais ce n'est pas là qu'il faut chercher les causes de son rapide déclin après un succès stupéfiant. Plus dangereuses furent les scissions qui se produisirent dans les classes ecclésiastiques et même dans les familles des imams eux-mêmes. La première scission sérieuse qui n'eut qu'une importance locale, fut celle des Hakimiya, c'est-à-dire les Druzes qui ne crurent pas à la mort d'al-Hakim (411/1021) mais se mirent à attendre son retour. La scission suivante, celle des Nizaris, fut une catastrophe. À la mort d'al-Mustansir (487/1094), son fils aîné Nizar fut dépossédé du trône par son frère al-Musta'li, avec le titre de chef suprême. L'attitude des cercles ismailites d'Égypte fut plutôt apathique, et Nizar n'ayant point trouvé d'assistance suffisante, fut sur l'ordre de son frère capturé et mis à la mort en même temps que son fils dans sa prison. La nouvelle produisit une énorme indignation en Syrie et dans tout l'Orient et une grande majorité se scinda du rente, conservant son allégeance à ceux qui venaient de mourir martyrs.

Une pareille indifférence régna parmi les Ismailites égyptiens, les Musta'liens, quand s'éteignit la lignée des imams fatimides d'Égypte. Lorsqu'al-Amir fut assassiné en 524/1130, son jeune fils et héritier al-Tayyib (dont l'existence a été fortement mise en doute par les historiens) fut pris pour "être caché". Les cinq derniers califes fatimides d'Égypte ne furent pas considérés comme des imams, même pas par eux-mêmes, et la hutba fut faire au nom d'al-Qaim, l'imam attendu qui doit venir au jour du jugement dernier. Les représentants de la tradition fatimide, les Mustaliens, croient encore que les imams successeurs d'al-Tayyib, vivent en grand secret quelque part et sont prêts à se manifester, le moment venu.

Le centre administratif des Musta'liens fut transféré au Yémen, et à sa tête furent placés leurs [al- Da'i l-Mutlaq]. L'ismai'ilisme en Égypte et en Afrique du Nord disparut avec une étonnante rapidité. Il se maintint dans le Yémen dans une position insignifiante pendant environ 500 ans. Mais les choses prirent une tournure entièrement différente dans l'Inde où la première colonie augmenta beaucoup au début du XIe/XVIIe siècle. Son importance fut largement supérieure à celle de la communauté originale et nécessita le transfert dans l'Inde de la résidence des Da'is. Ce transfert s'accompagna d'une autre scission causée par des rivalités sacerdotales. Après la mort du 26e Da'i, Daud b, Agab Sah (999/1591), à Ahmadabad, la majorité (Daudis) suivit Daud b. Qutb-Sah, qu'elle considéra comme son 27e Da'i, tandis que la partie Yéménite s'attachait à Sulayman b. Hassan (Sulaymanis). L'actuel Da'i Suylaymani réside au Yémen, tandis que le Da'i Daudi réside à Bombay. Il y eut encore plusieurs scissions de moindre importance. On doit noter qu'il n'existe pas de différences dogmatiques véritables entre les Daudis et les Sulaymanis.

On peut encore remarquer que le dernier imam fatimide , l'imam-enfant al-Tayyib, disparaît en 526/1131 ; il meurt dans sa 30e année, à peine âgé que l'imam Hasan al-Askari, père du XIIe imam l'imam caché des Si'ites duodécimains. Pure et noble figure de douceur à qui celle d'al-Amir est loin de ressembler. Avec cette disparition, l'isma'ilisme de la branche occidentale est lui-même entré dans une période d'occultation de l'imamat qui pratiquement le met dans une situation spirituelle analogue à celle des Si'ites duocécimains. De même que pour ces dernier, s'achève avec l'imam caché la dodécade parfaite des imams manifestés sur terre, de même avec la disparition de l'imam al-Tayyib, comme XXIe imam, s'achèvent les trois heptades d'imams depuis le prophète Muhammad.

Quant à l'imamat, la branche isma'ilienne (occidentale) est donc en période de satr (caché). Il importe bien entendu, de ne confondre cette distinction entre périodes de visibilité (zuhur) et périodes d'invisibilité (satr) de l'imam, avec la désignation des cycles d'épiphanie (dawr al-kasf) et des cycles d'occultation (dawr al-satr), dont la succession alternée forme le grand cycle cosmique. Il en sera fait mention ici; leur désignation vise l'alternance d'un statut de la condition humaine, entièrement différent d'un cycle à l'autre, au sens physique comme au sens spirituel. Une première conséquence de l'occultation de l'imam, c'est que les Ismai'iliens de tradition fatimide donnent leur obédience pratique non pas à un imam visible comme le font les Ismai'iliens de tradition Nizari, mais à un Da'i Mutlak "un grand-prêtre" qui est le représentant de l'imam invisible. Cette branche dite "occidentale" a perpétué l'ancienne tradition de l'ismai'ilisme fatimide sans interruption ni réforme, de siècle en siècle.

NIZARIS.

D'après la tradition nizarite, qui semble comporter une part considérable de vérité, le fils de Nizar, al-Hadi, fut assassiné en même temps que son père en prison. Mais son jeune fils et héritier, al-Muhtadi, fut emmené par des serviteurs de confiance en Perse, à Alamut, où il fut élevé avec soin par Hasan b. Sabbah, en grand secret. Quand il mourut en 557/1162, son fils al-Qahir b. Akham Allah Hasan [la généalogie traditionnelle des Nizaris donne maintenant à sa place deux imams Qahir et Hasan] prit ouvertement possession du trône, et en 559/1164, il proclama la grand Résurrection, la (Qiyamat al-Qiyamat). Il prescrivit à ses partisans le culte en esprit en réduisant l'importance du zahir, ainsi qu'il convient à ceux qui sont sauvés et sont entrés dans le paradis spirituel. Cet état paradisiaque du fidèle est très probablement le vrai point de départ de la légende bien connue relative au jardin planté par Hasan b. Sabbah sur les stériles rochers d'Alamut en imitation du paradis, pour duper ses disciples.

L'Histoire des quatre autres imams d'Alamut, à savoir : Ala al-Din (ou Diya al-Din), Galal al-Din, Ala al-Din II et Rukn al-Din Hursah, est suffisamment connue en Syrie. Les Nizaris furent nombreux et, sous la conduite de leur remarquable chef Rasid al-Din Sinan (557/1162), ils jouèrent un rôle considérable dans les guerres contre les Croisés aux côtés de Saladin.

Le fils de Rukn al-Din, Sams al-Din Muhammad, fut caché avec soin dès son enfance. Lui et ses successeurs durent vivre dans une retraite complète, et probablement se donnèrent comme des sayhs sufis. Plusieurs d'entre eux, suivant la tradition, occupèrent une position en vue, furent gouverneurs de certaines provinces, s'allièrent par des mariages avec les sahs safazides, etc. On ne doit malheureusement accorder de valeur qu'à un tout petit nombre de détails et de dates.

Toutes les sources historiques mentionnent le dernier successeur immédiat de Sams al-Din, qui fut Hasan Ali Sah. Ce dernier épousa une fille de Fath Ali Sah Kagar et fut nommé gouverneur du Kirman. Mais bientôt, à la suite d'intrigues de cour, il dut s'enfuir en Inde, où il mourut en 1298/1881. Ali Sah qui succéda à l'imam précédent, vécut à Bombay et mourut en 1303/1885. Son fils Sultan Muhammad Sah est bien connu du public sous son nom d'Aga Han. Actuellement son petit-fils Karim est l'imam des Isma.ilies-Nizaris sous le nom d'Aga Han lui aussi.

RÉPARTITION ACTUELLE

On trouve des Nizaris en Syrie, à Salamieh, Qadmous, Massiaf et Kawabi ; on en trouve aussi en Perse, dans les provinces du Hurasan et du Kirman ; en Afganistan au Nord de Galalabad et à Badahsan ; dans les Turkestan russe et chinois, districts du haut Oxus, Yarkoud, etc., dans l'Inde Septentrionale, à Chitral, Gilgit, Huuza, etc..., dans l'Inde Occidentale, dans le Sindh, le Gudjrat et à Bombay, etc... En fait, on trouve de elrus colonies partout dans l'Inde, et en Afrique Orientale.

Les Bohoras, ou Musta'liens de l'Inde vivent principalement au Gudjrat, dans l'Inde Centrale et à Bombay. Ils forment plusieurs colonies en Afrique Orientale. Quelques centaines seulement sont Sulaymanis, tous les autres sont Daudis. Il y a enfin au Yémen et à Nigran un millier d'Isma'ilis en majorité sulaymanis.

DOCTRINE

L'information qui est à la base de nos connaissances sur la doctrine des Ismai'ilis et qui provient de diverses oeuvres d'historiens orthodoxes et d'hérésiologues, semble n'offrir qu'une très faible valeur quand on la compare aux ouvrages isma'ilis originaux. Les faits y paraissent tellement confus, altérés et corrompus, intentionnellement ou non, qu'il fut longtemps avant de faire le tri entre le vrai et le faux. Le mieux semble de les délaisser or l'instant, et de ne donner ici que les faits le plus saillants qui découlent des ouvrages originaux et de la tradition de la secte.

On ne sait rien d'authentique sur la phase initiale des croyances isma'ilis, tout comme d'une façon générale on ne sait que très peu de choses sur la plus ancienne période du si'isme. Nous pouvons penser qu'à l'exception de la lignée des imams qu'ont suivis l'une ou l'autre sectes, toutes les premières sectes si'ites ont peu différé les unes des autres. Ce ne fut sans doute que plus tard que se firent jour des particularités dogmatiques. C'est un fait remarquable que l'ouvrage classique sur le système de fiqh isma'ili, le Da'a'im al-Islam (1), de Kadi Nu'man (m. en 363/973), soit si proche de la tradition itna-asari, que plusierus savants théologiens de cette école le considèrent comme une oeuvre appartenant à leur secte.

On n'a apparemment conservé aucun ouvrage ismaIli pré-fatimide, et les plus anciens de ceux qui sont connus remontent au début du IVe/Xe siècle. La doctrine aussi bien exotérique qu'ésotérique, y semble déjà très développée et assez stabilisée. Il est actuellement impossible de découvrir à qui est à quelle date doit être attribuée la fondation de cette doctrine. Sans doute serons-nous plus près de la vérité en pensant que le processus de cette formation fut progressif et spontané. L'époque à laquelle se développa la doctrine isma'ilite, le IIe-IIIe/VIIIe-IXe siècle, fut en même temps une période pendant laquelle se manifesta un intérêt intense pour la science et la philosophie grecques, lequel fut général parmi les Si'ites. Nous pouvons rappeler aussi que ce fut exactement à cette époque que fut fondé tout le système musulman de science, de médecine et de doctrines philosophiques, sous le patronage des califes abbasides qui encouragèrent les traductions de ouvrages scientifiques grecs. Un peu plus tard, nous trouvons exactement les mêmes éléments dans l'ismai.ilise et dans ce qui est universellement accepté par les Musulmans les peux pieux : le système sufi et la haute théologie. La raison pour laquelle la doctrine isma'ilite fut si fortement réputée hérétique et de tendances anti-islamiques doit très probablement résider dans deux circonstances différentes : d'une part, ayant atteint sous les Fatimides un niveau élevé de culture, les isma'ilis, dans leurs essais pour concilier les principes de l'Islam avec les sciences modernes de leur époque, allèrent trop vite pour les autres parties moins cultivées du monde islamique. En second lieu, les conflits et les rivalités politiques durent souvent altérer et dénaturer leur doctrine, comme on s'en aperçoit dans les ouvrages des hérésiologues.

LA DOCTRINE OFFICIELLE DES FATIMIDES

Consista dans le zahir ou sari'a, et dans le batin. Le zahir ou forme "claire" de la religion, est une forme d'islam très conservatrice, ressemblant sous plusieurs aspects à la pratique itna-asari, mais coïncidant en quelques ponts avec le Sunnisme. L'observation stricte des prières, des jeunes et de toutes les prescriptions de sari'a était obligatoire pour tous, y compris les détenteurs de la plus haute connaissance ésotérique.

Il est remarquable que tous les hérésiologues aient complètement méprisé cet aspect de l'isma'ilisme, en préférant leurs propres fictions.

Le batin, qui était nécessaire pour chaque Isma'ili, consistait dans les interprétations allégoriques (ta'wil) des versets du Coran, des hadit, et dans des prescriptions religieuses ayant pour but de prouver l'origine divine de l'institution de l'imamat et les droits exclusifs des Fatimides à ce dernier. Il est notable que l'idéal de l'isma'ilisme fut toujours la forme de la religion convenant au niveau d'éducation et à l'intelligence du croyant.

DOCTRINE ÉSOTÉRIQUE

L'enquêteur impressionné par les habituels récits sur la grand impiété et les tendances anti-islamiques de la doctrine secrète isma'ilite serait amèrement déçu en lisant les plus secrets parmi les livres isma'ilis, comme par exemple : Rahat al-Aql (1) de Hamid al-Din al-Kirmani, le Asas al-Tawil (2) de Qadi Nu'man, quelque maglis ésotériques d'alMu'ayyad al-Sirazi, Zahr al-Ma,ani de 'Imad al-Din Idris, etc. Ces ouvrages prouvent sans aucun doute que les principes fondamentaux de la doctrine ésotérique la plus élevée étaient les fondements mêmes de l'Islam, la croyance inébranlable en l'unité de Dieu, la mission divine de Muhammad, la révélation divine du Coran, etc... Il est également indubitable que le seul but des auteurs fut de développer et d'affirmer les principes primitifs de l'Islam, en les rendant acceptables et attrayants pour les esprits critiques et sophistiqués des hommes cultivés, bien éloignés alors de la grossière mentalité des Arables non cultivés du VIe siècle.

La doctrine ésotérique comporte deux parties principales. L'une est la ta'zil du Coran et de la Sari'a dans quoi excellèrent Qadi Nu'man et Ga'far b. Mansur al-Yaman. La seconde bien plus intéressante consistait dans les haqa'iq (vérités), c'est-à-dire les système isma'ili de philosophie et de science, coordonné avec la religion, servant de révélation de ses parties internes.

Le système est une production typique de l'esprit musulman du IVe/Xe, ou du Ve/XIe siècle, et ressemble sur plusierus points à la philosophie d'al-Farabi.

L'élément le plus saillant de ce système est la philosophie néoplatonicienne, dérivée non directement des Ennéades de Plotin ou de ses premiers commentateurs, mais de quelques versions postérieures, considérablement altérées et mêlées à des matières hétérogènes. L'isma'ilisme essaya de trouver dans la philosophie politicienne la solution entre l'idée monothéiste et la pluralité du monde visible. Le système de la science grecque ancienne sur lequel Plotin aurait bâti le sien, était au Xe siècle assez différent. Beaucoup de théories étaient oubliées, beaucoup d'ouvrages grecs demeuraient inconnus des Musulmans, et beaucoup d'écrits truqués étaient d'un usage général. Ainsi la philosophie naturelle de l'isma'ilisme, avec ses idées sur le monde organique et inorganique, la psychologie, la biologie, etc..., est dans une certaine mesure basée sur Aristote, et en partie sur les anciennes spéculations néopythagoriciennes et autres. Il ne s'y trouve pas toutefois de références à ces ouvrages grecs originaux, et l'on n'y peut découvrir que très rarement une vague mention des "philosophes grecs". On y a ajouté beaucoup de la science avilie des périodes récentes, sous la forme de grossières croyances, astrologiques, alchimiques et cabalistiques, de spéculations sur le pouvoir mystique et magique des nombres, des lettres, etc. Tout cela, à la vérité est familier à quiconque étudie la culture médiévale ancienne. Le Christianisme fait sentir plus fortement son influence ; les auteurs isma'ilis, quand ils citent les écritures chrétiennes, sont d'ordinaire remarquablement exacts et donnent la preuve qu'ils ont lu avec soin les véritables livres, et non simplement suivi leur propre fantaisie, comme la majorité des auteurs orthodoxes.

Celui qui veut former une première idée maîtresse de ce que sont les Haqa'iq pourra consulter avec grand profit la célèbre Encyclopédie des Ihwan al-Safa. Cet ouvrage est considéré par les Isma'ilis comme une compilation du second des imams cachés. Ahmad ; et il est commun d'en trouver des citations dans les livres de Haq'iq.

Ainsi, comme on peut le voir, il n'y a que peu de chose qui soit original ou inconnu dans ce système. Sa seule originalité consiste dans la façon dont tous ces matériaux hétérogènes ont été combinés et amalgamés avec l'Islam. Mais même à ce point de vue, les Haqq'iq ressemblent complètement aux spéculations des Sufis, qui ne s'en différencient que par leur terminologie et par le fait que le sufisme a accepté d'authorité la doctrine plotinienne de l'extase, tandis que l'isma'ilisme l'ignore complètement.

Il est à noter que les Musta'liens croient fermement que tout cela a été révélé par leurs imams, que personne excepté eux ne possède ce savoir, et que même il serait inintelligible aux profanes. Même à l'heure actuelles, les Bohoras demeurent délibérément à l'écart de la science moderne, qu'ils considèrent comme hérétique.

GRANDES LIGNES DU SYSTÈME

Les Haqa'iq accentuent beaucoup le parallélisme entre le macrocosme et le microcosme. Le Tawhid islamique y est porté à sa dernière limite et les attributs dérivant de l'expérience des sens de ne sont point donnés à Dieu. Par un acte de volition prééternelle, l'unique produit la première (sabiq) émanation (munba'at), s'accordant en cela avec le système plotinien, c'est le aql al-Kull, ou le principe formateur conscient répandu partout, le premier "initiateur" du monde (mubdi). La seconde émanation , qui apparaît à partir de la précédente, est le principe vivifiant conscient, nafs al-kull, le troisième élément de la triade politinienne originale. Ici apparaît un nouveau développement, évidemment dû à un effort pour concilier cette idée avec le système de Ptolémée. Quelques nouveaux aql s'introduisent. Ce sont les principes mouvants "logiques" des différentes sphères (falak), par exemple de la sphère des étoiles fixes et des constellations zodiacales, des cinq planètes, du soleil et de la lune. Le dernier est le aql actif de la terre, al-aql al-fa''al, le créateur actuel des formes (sura) appelé le second mubdi. C'est sur lui que sont transférées toutes les fonctions qui, dans le système plotinien, appartiennent au nafs al-kull. Les formes qui, en travaillant sur le substrat de la matière, la hayyula, produisent le monde visible, ou leurs prototypes parfaits, d'après lesquels elles ont été créées. C'est évidemment une version de la théorie des idées de Platon, qui a été faussement interprétée. Elle forme ici un pont jeté entre la philosophie et la religion. S'il doit exister un prototype parfait de l'humanité, l'homme parfait, il doit exister ici dans ce monde, sans quoi l'humanité n'existerait pas. Mais qui pourrait être l'homme parfait, sinon l'Élu unique, le dernier et le plus grand Messager de Dieu, son prophète Muhammad ? Comme homme, il est le couronnement de la création, et l'homme parfait étant le couronnement de l'humanité, le prophète correspond à ce qui dans le monde cosmique est le aql al-kull. Quant au nafs al-kull, il ne peut être quelqu'un d'autre que le wasi, ou l'héritier du prophète, c'est-à-dire Ali. Et les imams qui ont en permanence la charge de ce monde, sont l'hypostase du aql' final. L'âme, qui est la "forme" de l'être humain, appartient au monde spirituel le plus haut, mais est entraîné dans le monde impur du "devenant et du malfaisant", kawn wa fasad. En s'associant avec la plus proche substance supérieure, l'imam, l'âme doit "monter" et retourner à la source originelle, pour atteindre l'ultime salut. La méthode de cette association est al-ibada al-ilmiya, c'est-à-dire l'acquisition du savoir révélé par les imams et l'obéissance à leurs ordres : "qui meurt sans avoir reconnu l'imam de son temps, meurt kafir.

Ce système se cristallisa dans la tradition musta'lienne, mais les Nizaris l'altérèrent légèrement. Les fatimides n'encourageraient pas les idées extrémistes et, dans l'ancienne littérature, l'imam était à peu près le même que le halifa. Les Fatimides se donnèrent pour les lieutenants du fondateurs de la religion, le prophète. Les Nizris, sans doute grâce à la forte influence des idées sufies, accentuèrent la vie spirituelle, réduisirent le zahir et firent de la "lumière" de l'imamat le prince suprême. Ils considèrent le principe de l'imamat, ou conduite divine, comme éternel, ayant son point de départ avant la création. Le monde N'est jamais dépourvu d'imam, sans quoi il périrait instantanément. L'imam est l'hypostase de la volition primale, amr ou "parole", logus, kalima le "sois" coranique. Cette substance demeure dans l'imam qui par ailleurs est un homme mortel, et ne se transmet que de père en fils, par nass (testament). Il n'y a pas d'imams inférieurs et supérieurs, tous sont une et la même substance. L.imam n'est pas "incarné", il n'y a pas de Hulul ou de Tanasuh dans l'isma'ilisme. Le premier imam au début de la période (dawr) de Muhammad fut Ali, et ses descendants (duriya) sont ses successeurs. Hasan, qui est considéré comme le premier imam par les Must'liens, est rayé de la liste, car il ne fut qu'un suppléant en faveur de son frère. Le prophète reste le aql al-kull, mais le nafs al-kull a son hypothèse dans les hugga (à l'époque fatimide, l'un des douze ou des vingt-quatre chefs). C'est d'ordinaire un parent proche de l'imam, parfois même une femme ou un enfant. Le Hugga possède une connaissance miraculeuse innée de l'imam et il instruit le fidèle.

On ne trouve pas de traces dans la littérature originale isma'ilie, ou dans la tradition, de plusieurs "degrés d'initiation" analogues aux degrés maçonniques dans lesquels chacun a son propre "secret". La révélation du système ésotérique dépendant évidemment simplement du niveau d'éducation et de l'intelligence. La hiérarchie des dignitaires, hudud al-din, ne correspondit sans doute avec l'initiation qu'à a période ancienne où la science était uniquement confinée dans les classes sacerdotales. Plus tard, les hudud furent changés ou placés sur un schème différent. Le mustagibn "initie", ma'din "autorisé à instruire", da'i "prédicateur" et hugga "chef de diocèse" (gazira) furent les rangs fondamentaux. Le nombre sept appartient aux nombres mystiques : il y a des cycles de sept imams, les sept cycles millénaires de grands prophètes (Adam, Noé, Abraham, Moïse, Jésus et Muhammad, chacun Avec son wsi ; le septième est le qa'im, attendu), etc.

Le système de fiqh fondé par Qadi Nu'man, et conservé par les Musta'liens, n'a jamais par la suite reçu de développement. Le calendrier des Musta'liens diffère du calendrier général musulman, il le devance d'un jour ou deux, car le début du mois lunaire est calculé astronomiquement et ne dépend pars de la visibilité de la lune.

En terminant, on peut ajouter qu'on a beaucoup écrit sur l'isma'ilisme mais que très peu de ces écrits sont basés sur des sources originales. Nous pouvons citer parmi les meilleurs :

1. W. Ivanow, qui a bien écrit sur L'Histoire des Isma'ilites en Perse.

2. Henri Corbin, qui a publié les meilleurs textes et traductions concernant la philosophie générale des Isma'ilites.

3. Asaf A.A. Fyzée, qui est spécialiste de jurisprudence fatimide.

4. Bernard Lewis, qui s'occupe de l'histoire des Isma'ilites syriens.

5. R. Strothmann, qui a édité plusieurs manuscrits des Isma'ilites yéménites.

6. Mohamed Kamel Hussein, qui a donné sur la doctrine fatimide des études très intéressantes.

Après cet exposé sur l'histoire et la philosophie isma'ilite, il faudrait dire un mot maintenant d'al Qasida al-safia que je présente ici aux savants et aux chercheurs.

En ce qui concerne l'analyse philosophique du texte, j'en ai traité dans l'introduction arabe ; je ne crois donc pas nécessaire d'y revenir ici, surtout après cette longue description de la philosophie et de l'histoire ismai'lites.

Pour ce qui est de l'établissement du texte, la chose importante c'est que le premier manuscrit de cette Qasida se révéla plein de défauts et très confus, ce qui m'a obligé à l'abandonner. Malgré cela, mon ami Sami Makarem de Beyrouth l'a pris et l'a employé pour rédiger une thèse de doctorat

à l'Université de Michigan. Mais quelques années après, j'ai trouvé la copie originale, dont je présente ici la publication .

En tout cas, nous pouvons ajouter que cette Qasida, sous sa forme poétique, jette une grande lumière sur notre philosophie, et sur L'Histoire de la littérature arabe.

Aref TAMER