03. Histoire du Mouvement

L'isma'iliya commence son existence officielle, en tant que branche séparée du si'isme, à la mort d'Isma'il fils de l'imam Ga'far al-Sadiq, peu de temps avant 148/765. Les Isma'ilites refusèrent de reconnaître le nouveau candidat , le frère d'Isma'il, Musa al-Kazim, et reportèrent leur allégeance sur le fils d'Isma'il et son héritier, Muhammad, ainsi que sur ses successeurs. On ne connaît rien d'authentique sur l'histoire de la secte pour une période d'environ 150 ans, jusqu'à la fin du IIIe/IXe siècle. Même les noms des Imams successeurs de Muhammad b. Isma'il, et leur ordre de succession sont douteux. Voici la version persane Nizari : Ahmad, Muhammad, Ahmad. Version Fatimide : 'Ab-dallah, Ahmad, Husayn. Version indienne : Nizari, Ahmad, Muhammad, 'Abdallah. Version druze : Isma'il II, Muhammad, Ahmad, Abdallah, Muhammad, Husayn, et Ahmad (ainsi sept noms au lieu de trois).

Avant l'entrée des Isma'ilites dans leur période historique, apparut, dans la seconde moitié du IIe/IXe siècle, en Mésopotamie du Sud, la secte des Qaramita qui a été souvent, à dessein ou non, confondue avec celle des Ismailites. Les Qaramita s'étant rendus, par leurs pillages, odieux à toutes les nations islamiques, il en résulta une confusion qui fut très préjudiciable à la cause des Fatimides. Les véritables principes de la religion des Qaramita et la nature de leurs relations avec les imams ismailites demeurent encore assez obscurs. Ce qui est toutefois indiscutable, c'est que pendant toute la période de leur courte histoire, ils conservèrent une attitude hostile à l'égard des Ismailites, et que ceux-ci considérèrent comme leurs pires ennemis.

Ordinairement l'organisation des Qaramita, comme celle des Ismailites, qui a été confondue avec cette dernière, est attribuée à Abdallah b. Ma'mun (1). En tout cas, la secte des Ismailites avait déjà une suffisante organisation vers la fin du IIIe/IXe siècle ; elle avait poussé de fortes racines en Perse, au Yemen et en Syrie, tandis qu'elle se répandait rapidement en Afrique du Nord. On connaît bien l'histoire du Mahdi et des autres califes fatimides. Une intense propagande s'exerça pendant le IVe/Xe siècle et vers le milieu du Ve/XIe. L'ismailisme manifesta alors sa force depuis l'Atlantique jusqu'aux confins extrême-orientaux du monde musulman : la Transoxiane, le Badahsan et l'Inde ; il fut spécialement fort en Perse, dans les provinces caspiennes, l'Adarbaygan, Ray, le Kumis, Isfahan, le Fars, le Huzistan, le Kirman, le Kurdistan, le Hurasan, le Kuhistan, Gazna, le Badahsan et la Transoziane furent d'importants centres de propagande. La Perse donna naissance aux savants philosophes ismailites, véritables fondateurs de la doctrine du mouvement, tels qu'Abu Yaqub al-Sigistani (mort vers 331/942), Abu Hatim al-Razi 9m. vers la même date), Hamid al-Din al-Kirmani 9m. vers 410/1019) et Al-Muayyad Sirazi (m. en 470/1077). Nasir-i-Husraw et Hasan b. Sabbah peuvent aussi être ajoutés à ce groupe.

Partout l'ismailisme fut persécuté comme un dangereux mouvement politique, mais ce n'est pas là qu'il faut chercher les causes de son rapide déclin après un succès stupéfiant. Plus dangereuses furent les scissions qui se produisirent dans les classes ecclésiastiques et même dans les familles des imams eux-mêmes. La première scission sérieuse qui n'eut qu'une importance locale, fut celle des Hakimiya, c'est-à-dire les Druzes qui ne crurent pas à la mort d'al-Hakim (411/1021) mais se mirent à attendre son retour. La scission suivante, celle des Nizaris, fut une catastrophe. À la mort d'al-Mustansir (487/1094), son fils aîné Nizar fut dépossédé du trône par son frère al-Musta'li, avec le titre de chef suprême. L'attitude des cercles ismailites d'Égypte fut plutôt apathique, et Nizar n'ayant point trouvé d'assistance suffisante, fut sur l'ordre de son frère capturé et mis à la mort en même temps que son fils dans sa prison. La nouvelle produisit une énorme indignation en Syrie et dans tout l'Orient et une grande majorité se scinda du rente, conservant son allégeance à ceux qui venaient de mourir martyrs.

Une pareille indifférence régna parmi les Ismailites égyptiens, les Musta'liens, quand s'éteignit la lignée des imams fatimides d'Égypte. Lorsqu'al-Amir fut assassiné en 524/1130, son jeune fils et héritier al-Tayyib (dont l'existence a été fortement mise en doute par les historiens) fut pris pour "être caché". Les cinq derniers califes fatimides d'Égypte ne furent pas considérés comme des imams, même pas par eux-mêmes, et la hutba fut faire au nom d'al-Qaim, l'imam attendu qui doit venir au jour du jugement dernier. Les représentants de la tradition fatimide, les Mustaliens, croient encore que les imams successeurs d'al-Tayyib, vivent en grand secret quelque part et sont prêts à se manifester, le moment venu.

Le centre administratif des Musta'liens fut transféré au Yémen, et à sa tête furent placés leurs [al- Da'i l-Mutlaq]. L'ismai'ilisme en Égypte et en Afrique du Nord disparut avec une étonnante rapidité. Il se maintint dans le Yémen dans une position insignifiante pendant environ 500 ans. Mais les choses prirent une tournure entièrement différente dans l'Inde où la première colonie augmenta beaucoup au début du XIe/XVIIe siècle. Son importance fut largement supérieure à celle de la communauté originale et nécessita le transfert dans l'Inde de la résidence des Da'is. Ce transfert s'accompagna d'une autre scission causée par des rivalités sacerdotales. Après la mort du 26e Da'i, Daud b, Agab Sah (999/1591), à Ahmadabad, la majorité (Daudis) suivit Daud b. Qutb-Sah, qu'elle considéra comme son 27e Da'i, tandis que la partie Yéménite s'attachait à Sulayman b. Hassan (Sulaymanis). L'actuel Da'i Suylaymani réside au Yémen, tandis que le Da'i Daudi réside à Bombay. Il y eut encore plusieurs scissions de moindre importance. On doit noter qu'il n'existe pas de différences dogmatiques véritables entre les Daudis et les Sulaymanis.

On peut encore remarquer que le dernier imam fatimide , l'imam-enfant al-Tayyib, disparaît en 526/1131 ; il meurt dans sa 30e année, à peine âgé que l'imam Hasan al-Askari, père du XIIe imam l'imam caché des Si'ites duodécimains. Pure et noble figure de douceur à qui celle d'al-Amir est loin de ressembler. Avec cette disparition, l'isma'ilisme de la branche occidentale est lui-même entré dans une période d'occultation de l'imamat qui pratiquement le met dans une situation spirituelle analogue à celle des Si'ites duocécimains. De même que pour ces dernier, s'achève avec l'imam caché la dodécade parfaite des imams manifestés sur terre, de même avec la disparition de l'imam al-Tayyib, comme XXIe imam, s'achèvent les trois heptades d'imams depuis le prophète Muhammad.

Quant à l'imamat, la branche isma'ilienne (occidentale) est donc en période de satr (caché). Il importe bien entendu, de ne confondre cette distinction entre périodes de visibilité (zuhur) et périodes d'invisibilité (satr) de l'imam, avec la désignation des cycles d'épiphanie (dawr al-kasf) et des cycles d'occultation (dawr al-satr), dont la succession alternée forme le grand cycle cosmique. Il en sera fait mention ici; leur désignation vise l'alternance d'un statut de la condition humaine, entièrement différent d'un cycle à l'autre, au sens physique comme au sens spirituel. Une première conséquence de l'occultation de l'imam, c'est que les Ismai'iliens de tradition fatimide donnent leur obédience pratique non pas à un imam visible comme le font les Ismai'iliens de tradition Nizari, mais à un Da'i Mutlak "un grand-prêtre" qui est le représentant de l'imam invisible. Cette branche dite "occidentale" a perpétué l'ancienne tradition de l'ismai'ilisme fatimide sans interruption ni réforme, de siècle en siècle.