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Elle - Mystère de l'Aga Khan - Heritage - Interview - 1969-08-20

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Event - 1969-08-20
Date: 
Wednesday, 1969, August 20
Location: 
ellemag.JPG
Author: 
Giannoli, Paul (Elle)

Elle - Mystere de l'Aga Khan - Heritage - Interview

Elle Magazine (France) 20 Aout 1969

Paul Giannoli l'a rencontré pour ELLE: aujourd'hui, il n'appartient plus aux mille et une nuits mais c'est un jeune homme bien inséré dans son époque. Karim Aga Khan est moins un "dieu vivant", qu'un homme d'affaires et un chef religieux responsable de millions d'âmes qui n'a presque plus de temps pour les plaisirs de la vie.

ELLE.- Vos interviews sont rares. Vous êtes de ces quelques personnalités qui n'ont pas besoin de publicité, quelle qu'elle soit. Au reste, on vous traduit trop pour ne pas vous trahir. Le reflet que donne de vous la presse occidentale est trop souvent déformé ou incomplet. Vous êtes comme les icebergs dont la partie la plus importante est celle qu'on ne voit pas. Ce qu'on voit d'un des chefs religieux le plus important du monde, c'est sa photo dans un dîner ou au pesage.

L'AGA KHAN.- Il est vrai que je cherche à éviter les interviews. La grande presse présente les événements pour le grand public: il peut lui arriver de sacrifier les aspects profonds pour les côtés pittoresques. Après onze ans de vie semi-publique, je m'y suis fait. Je n'interviens que si les journaux attaquent, même si indirectement, ma position d'Imam, la foi des Ismailis ou la foi musulmane en général. J'ai déjà dû intervenir dans certains pays lorsqu'il l'a fallut.

ELLE.- Vos fidèles éparpillés dans le monde doivent éprouver une certaine surprise quand ils découvrent votre vie à travers la presse occidentale?

L'AGA KHAN.- Je pense que les Ismailis savent qu'un journal a la liberté de pensée et qu'on ne peut pas toujours agir. C'est d'ailleurs vrai pour d'autres que moi. Regardez le Pape: il ne peut pas intervenir si l'on veut écrire contre lui. Ce qui est sensible aux Ismailis à travers l'univers, c'est moins de voir ma photo à un bal mondain que le travail que j'accomplis dans le monde.

ELLE.- Votre position est singulière. Vous êtes un chef religieux et un chef d'Etat sans patrie, sans capitale.

L'AGA KHAN.- En fait, la communauté ismailie a un centre: l'Imam. Il est au coeur de toute activité.

ELLE.- La patrie, est-ce donc là où vous êtes?

L'AGA KHAN.- Ne mêlez pas ce qui n'est pas religieux à ce qui l'est. Le centre de la vie religieuse et de l'activité quotidienne est concentré autour de l'Imam. Mais les ismailis sont des citoyens à part entière des Etats dans lesquels ils vivent. Ils ont une religion: l'ismailisme, une nationalité, pakistanaise, indienne, kenyenne ou autre. Les tribunaux appliquent la loi du pays, sauf dans le cas où nous avons notre loi. Alors ils reconnaissent généralement ce que les tribunaux ismailis ont décrété. "Il n'y a pas d'Etat ismaili comme il y a un Etat d'Israël"

ELLE.- Pouvons-nous comparer les Ismailis aux juifs dont la grande question est de savoir si l'appartenance religieuse doit passer avant la nationalité?

L'AGA KHAN.- La politique internationale nous affecte, mais nous ne sommes pas engagés comme les juifs dans la défense d'un Etat d'Israël. Il n'y a pas un Etat ismaili.

ELLE.- Pensez-vous que l'Ismailisme puisse jouer un rôle international, intervenir dans les affaires du monde?

L'AGA KHAN.- Il a pu exercer une certaine influence dans le passé; ainsi, au temps de mon grand-père et en ce qui me concerne au cours de ces onze dernières années. Non seulement sur le plan politique, économique, mais social. Si pour une raison grave, les Ismailis décidaient de se retirer en masse d'un pays déterminé, il se pourrait que ce soit une façon comme une autre de faire pencher la balance.

ELLE.- Comment peut-on montrer au grand public la différence qu'il y a entre les Ismailis et les Musulmans?

L'AGA KHAN.- Il n'y a pas de problème: les Ismailis sont des Musulmans. Mais la religion des Musulmans est divisée en deux grandes branches: les sonites et les chiites, comme la religion de Chrétiens est divisée en catholiques et en protestants. Les Ismailis font partie des chiites. Les chiites attribuent aux membres de la famille du prophète une position particulière dans la religion musulmane et, comme ma famille descend de la famille d'Ali, nous sommes un rameau dans la branche chiite. Il y a bien d'autres rameaux: autrefois, le Yémen, l'Egypte étaient chiites, aujourd'hui une partie de l'Irak est chiite, l'Iran est chiite.

ELLE.- Pour les Ismailis, l'Imam est-il l'équivalent du pape pour les catholiques?

L'AGA KHAN.- Sur le plan spirituel, peut-être. Comme le pape, l'Imam donne des directives sur la pratique de la foi. sur le plan dogmatique, non. Le pape est élu. L'Imam a une fonction héréditaire.

ELLE.- Vous faites respecter les lois et les dogmes et, le cas échéant, avec un pouvoir de sanction?

L'AGA KHAN.- Je décide. Mais le pouvoir de sanction est propre à notre religion. En cas de faute grave, il n'y a pas d'"excommunication" au sens catholique du mot et, dans la mesure où cette comparaison n'est pas au fautif le droit de pratiquer sa religion: c'est un droit qui lui est acquis par le fait que Dieu lui a donné une âme et qu'il a toujours la faculté de la lui soumettre. Il est temporairement exclu de l'organisation non religieuse de la communauté, il ne bénéficie plus de certains avantages, mais il garde le droit de prier, d'être enterré selon nos rites.

ELLE.- Donc vous êtes chef religieux. Mais vous êtes en même temps, aux yeux de la société moderne, un jeune milliardaire. Un des proverbes de l'ère atomique, c'est "Etre riche comme l'Aga Khan"

L'AGA KHAN.- Il y a bien des hommes plus riches que moi, au sens personnel du mot. Beaucoup de biens sont au nom de l'Imam parce que c'est le chef de la communauté, sans qu'il s'agisse de biens personnels. Par exemple, des écoles, des hôpitaux. Ce qui a contribué à cette légende, c'est le faste des jubilés. Mon grand-père a eu un imamat de 72 ans. Les Ismailis qui lui étaient très attachés on tenu à le remercier publiquement à certains tournants de sa vie. Ils ont choisi de lui donner périodiquement son poids en pierres et métaux précieux. Mais ces pesés fabuleuses se métamorphosent en institutions à travers le monde, fondées avec l'argent symboliquement offert à l'Imam.

ELLE.- Imaginez-vous qu'on vous mette sur une balance, vous, un jeune homme moderne. Ne trouveriez-vous pas cette cérémonie un peu bizarre?

L'AGA KHAN.- Vous savez, un des rôles de l'Imam est de tenir la foi à jour, de guider la tradition sans la modifier systématiquement. Le problème ne s'est pas présenté. Les jubilés ont lieu tous les vingt ans. Je ne suis Imam que depuis onze ans. Dans neuf ans, je ne peux pas prédire les voeux des Ismailis ni ma décision. "Je vis matériellement en Occident, mais psychologiquement je suis plus près de l'Islam."

ELLE.- Il doit être difficile d'occuper votre position. Vous êtes un chef musulman mais, par vos études et votre vie, vous êtes aussi un "produit" de la société occidentale.

L'AGA KHAN.- Ce n'est pas tout à fait exact. Certes, j'ai été plus de neuf ans dans les grandes écoles suisses et trois ans et demi aux U.S.A. Mais j'ai été aussi un élève oriental. J'ai suivi, tout enfant, des cours dans la communauté ismailie avant d'étudier à travers le monde et j'ai mon diplôme d'histoire musulmane. Je vis matériellement en Occident, mais psychologiquement, personnellement, je suis beaucoup plus près de l'Islam.

ELLE.- Alors, pourquoi viviez-vous surtout en Occident?

L'AGA KHAN.- En partie, pour être en contact avec les conceptions modernes et espérer les appliquer aux pays en voie de développement: voyager à travers l'Occident me permet de me tenir au courant du progrès et aussi d'échapper à une position politique locale.

ELLE.- Il est sans doute malaisé de mener de front la religion musulmane et l'industrialisation ismailie. Comment faire marcher les usines, par exemple, au rythme de la production atomique, alors que les Musulmans doivent prier cinq fois par jour et respecter le Ramadan?

L'AGA KHAN.- Il y a des problèmes pratiques, c'est certain. Ce ne sont pas les plus faciles à résoudre. Le développement de l'économie ismailie est lié à des conceptions occidentales qui ne sont pas les nôtres. Mais l'Imam a le droit de décider sur beaucoup de questions pratiques. Quand une communauté musulmane n'a pas d'Imam, l'Etat peut décréter que les usines ne doivent pas s'arrêter cinq fois par jour ou que le Ramadan ne doit pas ralentir le rendement. Dans quelle mesure peut-on adapter nos conceptions à celles de l'Occident, est un travail délicat de tous les jours. Jusqu'à présent je crois que nous avons réussi à garder une formation d'esprit tout à fait musulmane, avec une pratique de la religion active et positive, en conservant une expansion matérielle qui est loin d'être négligeable.

ELLE.- C'est votre grand-père qui a permis que le port du voile ne soit plus obligatoire. Etait-ce une mesure révolutionnaire quand il l'a fait?

L'AGA KHAN.- C'était une mesure audacieuse, mais plus sociale que religieuse. A l'origine, le port du voile n'avait rien d'islamique et le voile était porté en Arabie pré-islamique. Le voile c'était, au départ, ce qui distinguait une femme libre d'une esclave. La femme esclave ne portait pas de voile; elle pouvait s'acheter ou s'échanger. La femme qui portait le voile n'était pas à la disposition de la société. Le voile est devenu, non plus un symbole, mais un folklore.

ELLE.- Quand votre grand-père a pris cette mesure, était-il sûr de ne pas aller à l'encontre des voeux de la majorité?

L'AGA KHAN.- Non. Il s'agissait de l'application pratique d'une question qui lui paraissait plus sociale que religieuse et cette décision a été chaleureusement accueillie.

ELLE.- Pourriez-vous prendre des décisions de cette importance?

L'AGA KHAN.- Sans aucun doute. La difficulté est de pressentir l'heure ou la mesure dans laquelle on peut corriger une contrainte. Quand on ne déçoit pas ceux qui se considèrent évolués. on décourage ceux qui restent dans la tradition.

ELLE.- Nous parlions tout à l'heure des femmes voilées et non voilées. Avez- vous une conception occidentale ou musulmane du mariage?

L'AGA KHAN.- Je n'aime pas parler du mariage. On a tellement écrit de choses fausses à ce sujet. J'estime qu'aucun homme ayant une fonction publique n'est obligé de parler de sa vie privée.

ELLE.- Je voulais dire qu'à mon avis, il serait bien difficile à une femme de partager votre vie, à cause de vos responsabilités.

L'AGA KHAN.- Je ne sais pas. Je ne suis pas marié. Vous en conclurez ce que vous voudrez. "Mon écurie de courses, c'est un passe-temps, pas une vocation"

ELLE.- Comment faites-vous pour que toutes ces activités ne se contredisent pas en vous? Elles constituent une chaîne de travail permanent, en dépit des mondanités officielles.

L'AGA KHAN.- Pour moi, la notion de vacances n'existe pas. je dois accomplir ma fonction d'Imam sans arrêt, jusqu'à ma mort. Un ministre peut s'en aller: quelqu'un assure son intérim pendant le mois où il part en congé. Ce n'est pas mon cas. La fonction d'Imam s'attache à ma personne. Je dois me donner tout entier à l'activité qu'elle symbolise, tenter d'apprendre tout ce qu'un esprit humain peut retenir. Ce qui est passionnant et extraordinaire, c'est d'emmagasiner des expériences pour les distribuer ailleurs, qu'elles soient bancaires comme au Kenya, ou touristiques comme en Sardaigne. Aucune activité ne doit être limité, sauf celle qui concerne les chevaux de courses. J'ai une écurie. C'est un hobby. Ce n'est pas une vocation.

ELLE.- Ce qui vous plaît dans les chevaux, est-ce la victoire ou l'amélioration d'une race?

L'AGA KHAN.- D'abord, on aime les chevaux, ou on ne les aime pas. Ensuite, le turf, c'est le terrain de l'inconnu où la joie d'une surprise est toujours possible. Vous avez des affaires où la réussite peut être de 75% avec une expérience qui a une influence sus les prévisions. Si la logique humaine peut jouer un rôle dans les courses de chevaux, ce n'est pas pour beaucoup plus de 55%. C'est un domaine où vous ne dominez jamais . Il y a des hommes qui aiment cette glorieuse incertitude et avoir le choix entre une déception inattendue et une joie inespérée.

ELLE.- Vous êtes en costume traditionnel dans une de vos communautés. Vous montez dans un avion supersonique et deux heures après, vous vous retrouvez sur un chantier de Sardaigne avec un groupe d'entrepreneurs. L'adaptation psychologique doit être difficile? L'espace d'un avion et le "Dieu vivant" devient promoteur.

L'AGA KHAN.- Pas du tout. D'ailleurs, "Dieu vivant" est une expression fausse. Un homme n'est pas un Dieu. Vous voyez l'Imam avec des yeux de chrétien. L'Eglise, dans une certaine mesure, s'est tenue hors de la vie "civile". Le célibat donne aux prêtres une idée de l'existence quotidienne qui leur est propre. Le Prophète, lui, a eu des enfants, il a été à la guerre, il a participé à un commerce. Il a eu activité d'être humain. Depuis, tous les imams ont des occupations d'homme. Notre religion est, aussi, une façon de vivre. Pour vous, l'Eglise ne doit pas assumer certaines responsabilités courantes. Pour nous, la religion doit y participer, avoir un sens global; loin de moi l'idée de vouloir critiquer et juger le Vatican... ni de dire qu'une conception est supérieure à une autre. Je ne cherche qu'à expliquer qu'il ne faut pas juger la vie de l'Imam selon les mêmes conceptions de base régissant celle d'un homme religieux chrétien, ceci afin qu'il n'y ait pas de malentendu.

ELLE.- Un malentendu, n'y en a-t-il pas un à propos de votre centre de vacances de Sardaigne, quand on le montre comme un "paradis de milliardaires"?

L'AGA KHAN.- C'est une façon de présenter les choses. Il a fallu attirer des clients de choix pour lancer un nouveau centre touristique. On a parlé de la Sardaigne comme d'un ensemble de vacances que j'aurais construit uniquement pour quelques amis riches et célèbres. C'est plus. La première année, nous y avons accueilli 3000 personnes. La seconde: 14000. Le nombre est monté à 20000 en 1968. Et nous en prévoyons 40000 en 1969. Croyez-vous qu'il soit possible d'attirer 40000 milliardaires?

ELLE.- Il a dû être dur pour vous de supporter des chocs psychologiques rapprochés: deux décès en deux ans.

L'AGA KHAN.- La perte de deux membres très chers de ma famille a été très pénible. Notre famille semble très éparpillée en raison de ses activités internationales. Il n'empêche que nous avons toujours été très près les un des autres.

ELLE.- Votre intronisation que a suivi vous deuils vous a imposé des responsabilités qui dépassaient peut-être un homme de votre âge?

L'AGA KHAN.- Les responsabilités, je les connaissais avant de les endosser: mon grand-père avait "entraîné" tous les membres de la famille en leur imposant l'expérience des voyages. Nous étions tous au courant pour l'essentiel. Je ne parle pas d'activités comme celle des chevaux de course avec laquelle il a fallu me familiariser, mais des activités propres à notre communauté. Certes, mon intronisation a eu lieu à une époque de politique mondiale délicat. Mais je connaissais tous les leaders de la communauté. Je devenais brusquement responsable de vingt millions d'êtres humains, mais j'étais secondé par une équipe compétente que mon grand-père lui- même avait créée.

ELLE.- Vous êtes-vous trouvé seul, isolé du moins, certains jours?

L'AGA KHAN.- N'importe quel homme, en face d'une solution difficile, a une certaine solitude. Mais mes journées sont très prises. Je n'ai guère le temps de penser à moi. J'ai mes moments de fatigue, d'inquiétude, mais sans avoir le sentiment d'abandon. Je suis engagé. Je dois peser, réfléchir, tenter de prendre une décision sage. Mais, avec mes conseillers, j'échappe à l'isolement. "La responsabilité c'est un fardeau qu'on aime."

ELLE.- N'avez-vous pas envie, parfois, d'être un jeune homme qui ne pense qu'à vivre, à se décharger de ce fardeau de responsabilités religieuses ou autres?

L'AGA KHAN.- Ne parlez surtout pas de fardeau! J'ai reçu de mon grand-père de lourdes responsabilités, mais qui ne sont pas pesantes. Ce n'est pas à charge. C'est un bonheur de se consacrer à une telle communauté, de travailler pour des hommes. Les responsabilités sont un fardeau que l'on aime porter. C'est seulement lorsqu'on n'est pas engagé qu'une entreprise est un vrai fardeau.

ELLE.- Mais n'auriez-vous pas pu vous contenter d'être un chef religieux sans être un chef économique, sans chercher à améliorer la condition des Ismailis et à avoir une activité en quelque sorte philanthropique?

L'AGA KHAN.- Je ne me suis jamais posé la question: en Islam, le devoir d'un homme, même religieux, est de participer, d'améliorer aussi la vie de chaque jour.

ELLE.- Dans ces conditions, avez-vous le droit, en tant qu'Imam de prendre des risques avec votre vie, ne serait-ce qu'en pilotant vos bolides?

L'AGA KHAN.- Si on devait penser aux risques que comporte toute action, on n'agirait jamais. Je ne voyage par pour mon plaisir et s'il m'arrive d'aller vite, c'est pour tenter de gagner du temps humain. Je ne conduis pas pour le divertissement, mais pour diminuer ce qui sépare les hommes. Il est vrai que j'ai fait des courses de ski, mais maintenant je ne fais plus de compétition.

ELLE.- Etes-vous heureux à travers toutes vos activités?

L'AGA KHAN.- Le bonheur, pour moi, c'est d'offrir sa conclusion à un projet, surtout quand il est au service des Ismailis.

ELLE.- Vous n'avez pourtant ni armée ni pouvoirs politiques, seulement une force spirituelle. Vous savez ce que Staline disait du pape: "Le pape a combien de divisions?"

L'AGA KHAN.- Les divisions ne font pas partie de la vie quotidienne. En temps de guerre, bien sûr, il faut compter avec elles. Mais en temps de paix, elles ne sont pas nécessaires pour que les hommes aient un meilleur niveau d'existence ou d'éducation.

ELLE.- Comment feriez-vous si par aventure les Ismailis étaient persécutés?

L'AGA KHAN.- C'est un problème délicat. Je préfère ne pas répondre. Une autorité spirituelle doit alors agir sans se faire reconnaître.

ELLE.- Qu'est-ce qui influence votre vie personnelle?

L'AGA KHAN.- Mon travail.

ELLE.- Est-ce à l'Université de Harvard que vous avez acquis ce sens de l'organisation? L'AGA KHAN.- Harvard a été une expérience passionnante, avec une possibilité de connaissances pratiquement sans limites: on a le choix entre 430 cours. "Ma seule sortie: le cinéma une fois par mois"

ELLE.- Quand on connaît votre emploi du temps, on comprend que vous ne pouvez pas mener la vie mondaine qu'on vous prête.

L'AGA KHAN.- Ma vie mondaine est pratiquement inexistante. En tant que propriétaire de chevaux de courses, je puis être aux tribunes le jour du Prix de l'Arc de Triomphe, c'est tout. Je puis être sur la plage, en Sardaigne, l'été, mais, pratiquement, tout mon temps est consacré aux Ismailis, même en Sardaigne. Dans la vie musulmane, il faut faire vivre la vie de tous les jours. On n'a donc pas la possibilité de rester cloître, à l'écart des manifestations même mondaines. Il faut toujours faire face.

ELLE.- Allez-vous aux spectacles "parisiens"?

L'AGA KHAN.- Au cinéma, une fois par mois, avec une préférence pour les westerns. Les gauchos délassent comme les romans policiers. Je ne vais guère au théâtre, au concert, aux expositions et je me fais facilement une raison. En sortant à huit heures et demie du bureau, je pense surtout à dîner pour reprendre le travail.

ELLE.- Avez-vous le temps de lire et, dans ce cas, est-ce pour apprendre ou vous distraire?

L'AGA KHAN.- Je ne lis plus maintenant que des oeuvres utiles pour mon travail et son avenir.

ELLE.- On se rend compte, en regardant l'ensemble de votre vie, qu'il y a peu de place pour le plaisir et le loisir.

L'AGA KHAN.- Dites-vous bien que la détente ne me vient que du travail et, en partie moindre du sport: les chevaux, le ski.

ELLE.- Quelle a été votre plus grande joie ces dernières années?

L'AGA KHAN. - Il m'est impossible de vous donner une réponse catégorique, mais j'ai été profondément heureux de la réintégration des Ismailis qui sont venus s'implanter au Pakistan après les événements que vous savez aux Indes. Ils ont vécu pendant quatre ou cinq ans dans des huttes faites de la boue des égouts. C'étaient des réfugiés ruinés. On leur a donné les moyens de se sauver économiquement. Ils ont maintenant des jardins, des écoles, des mosquées. J'ai participé à ce renouveau qui m'a procuré une grande satisfaction.

ELLE.- Malgré l'image de l'Aga Khan aux milliards de diamants, êtes-vous quand même assez près de la réalité pour savoir le prix des choses?

L'AGA KHAN.- Il le faut bien quand il s'agit de mettre à la disposition des gens pauvres des logements ou des produits à la mesure de ce qu'ils peuvent payer. Je ne veux pas dire que je fais mon marché et que je connais le prix d'un kilo de beurre mais je peux vous dire ce que dépense en moyenne une famille ismailie pour un train de vie d'un an au Pakistan, en Afrique orientale ou ailleurs. C'est en étudiant les variations de ces chiffres qu'on arrive à savoir si un programme peut donner des résultats.

ELLE.- Vous avez un passeport iranien et un passeport anglais mais vous avez la nationalité iranienne. Vous favorisez donc là, en quelque sorte, la communauté iranienne?

L'AGA KHAN.- Absolument pas. Comme le Pape, j'ai une fonction que dépasse le cadre de la nationalité.

ELLE.- On parle souvent du "mal du pays". Vous ne pouvez pas l'avoir. Il n'en est pas un où vous pouvez dire : "Je rentre chez moi"?

L'AGA KHAN.- Je n'ai pas un pays à moi. "Ma maison, c'est mon bureau: un nid à travail."

ELLE.- Ne parlons pas de pays, mais de maison. Quand vous pensez à votre maison natale, que ressentez-vous?

L'AGA KHAN.- Je n'ai pas eu une maison d'enfance. A huit ans, je suis entré dans un pensionnat pour en sortir à dix-sept. Après le pensionnat, l'Université jusqu'à vingt et un. Et puis, toute une série de maisons où l'on n'habite pas assez pour y retrouver des souvenirs vivants. Ce que j'aime, ce que je ressens, avant un pays ou une maison, c'est un bureau. Un nid à travail, si vous voulez, où vous passez l'essentiel de votre vie active. Pourtant, les Ismailis, je les reçois toujours à la maison, pas au bureau. Ils viennent me voir en tant qu'Imam dans une intimité traditionnelle.

ELLE.- Portez-vous souvent votre costume?

L'AGA KHAN.- Quand je suis en voyage et pour des cérémonies officielles.

ELLE.- Quand vous êtes triste, vous avez le réconfort de la religion. Mais vous avez parlé avec émotion de votre bureau. Est-ce votre vrai refuge?

L'AGA KHAN.- Il n'est point de vrai refuge contre la tristesse. Il en est un contre la fatigue qui est, il es vrai, parfois la soeur de la tristesse. La tristesse vient souvent du fait que l'on est trop fatigué. Dans ce cas, le refuge c'est de quitter le bureau, d'échapper au téléphone. Le lendemain, le bureau redevient le refuge.

ELLE.- N'avez-vous jamais eu le regret de ne pas avoir eu d'enfance insouciante comme les autres?

L'AGA KHAN.- Je ne peux pas, de toute façon, regretter une chose que je n'ai pas connue. Si vous n'avez jamais pris d'alcool, vous ne pouvez pas prétendre qu'il vous manque. On peut, à la rigueur, vous reprocher un manque de curiosité, mais c'est une autre histoire. Réellement je n'ai pas eu la sensation d'avoir manqué quelque chose. Au contraire. Le jeu des responsabilités est encore le meilleur moyen de se distraire. "Il n'y a pas de dimensions au pouvoir de Dieu."

ELLE.- L'impression de sérénité que vous dégagez est-elle seulement religieuse?

L'AGA KHAN.- Peut-être. Vous pouvez être inquiet dans l'effort, jusqu'au seuil de la décision, après avoir agi en votre âme et conscience. Et puis, il y a un certain moment où vous vous en remettez à une volonté plus grande que la vôtre. Vous vous en remettez à Dieu et le calme vient. Quand vous avez une décision difficile à prendre, la croyance est un élément absolument sans comparaison.

ELLE.- Pour terminer, une question que j'ai déjà posée à un philosophe chrétien: la technologie, selon vous, ne fait-elle pas concurrence à Dieu? Avec les progrès de la science, les gens qui devaient mourir, on les prolonge de vingt ans. La contraception empêche de naître des êtres prévus pour venir au monde. On greffe des coeurs, on ajoute des reins, des foies. L'homme rivalise avec Dieu?

L'AGA KHAN.- Non. Il n'y a pas de dimensions au pouvoir de Dieu. Même les réussites de la médecine moderne sont des preuves supplémentaire de la puissance sans limite d'Allah. C'est lui qui veut bien donner aux hommes la chance de prolonger leur vie terrestre dans la mesure où elle n'est pas illusoire. Atterrir sur la Lune montre moins la force de l'homme que celle de Dieu. Allah a mis dans l'univers beaucoup plus que ce que les êtres humains ont cru voir. C'est pour cette raison que l'existence est une chose passionnante et qu'il faut agir à plein, en s'efforçant de participer dans la mesure du possible à tout ce que la vie représente de dignité et d'éternel espoir...


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