Welcome to F.I.E.L.D.- the First Ismaili Electronic Library and Database.

La Phénoménologie Herméneutique d'un "Philosophe de la Métahistoire" Henri Corbin (1903-1978)

Publication Type  Journal Article
Year of Publication  1998
Authors  Steigerwald, Diana
Publisher  Henri Corbin
Key Words  French; Full Text Online
Abstract  

RÉSUMÉ : Depuis sa mort, il y a une vingtaine
d'années, Henry Corbin a profondément marqué notre compréhension de l'islâm
plus particulièrement le shî'isme et la philosophie islamique. Son approche
philosophique et sa phénoménologie herméneutique ont inspiré plusieurs de ses
disciples. Il se définit lui-même comme un philosophe en quête de l'essence.
Henry Corbin qui a suivi les traces de Martin Heidegger dans sa quête de l'Être
(l'essence de l'Étant), était très surpris de constater que cette science
existait dans la théosophie shî'ite dès le Xe siècle. C'est ainsi que les
métaphysiques orientale et occidentale convergent dans la phénoménologie
herméneutique de Henry Corbin.

ABSTRACT: Since his death twenty years ago, Henry
Corbin has profoundly marked our vision of Islâm more particularly Shî'ism and
Islamic philosophy. His philosophical approach and his hermeneutical
phenomenology inspired many of his disciples. He defined himself as a
philosopher continuing his quest towards the essence. Henry Corbin, following
Martin Heidegger, was led to the discovery of the nature of existence leading
to the essence of Being. He was surprised to realize that this science has
already been discovered in Shî'ite theosophy since the tenth century. Thus
Oriental and Western metaphysics converge in the hermeneutical phenomenology of
Henry Corbin.

Notes  

DETAILS: La Phénoménologie Herméneutique d'un "Philosophe de la Métahistoire" Henri Corbin (1903-1978) , 1998.


La Phénoménologie Herméneutique d'un "Philosophe de la Métahistoire" Henri Corbin (1903-1978)

in

LA PHÉNOMÉNOLOGIE HERMÉNEUTIQUE D'UN "PHILOSOPHE DE LA
MÉTAHISTOIRE" HENRY CORBIN (1903-1978) (1)

Ali Alibay et Diane Steigerwald

In The Qur'ân and Philosophical Reflections, p. 77-96.
Jakarta: Indonesian Academic Society XXI, 1998.

 

Les
véritables aveugles ne sont pas ceux qui ne voient des yeux du corps ; ce
sont ceux qui ne voient pas de l'œil de l'âme, mille fois plus précieux que
l'œil du corps. La vraie réalité, c'est l'incorporel, l'invisible, l'impalpable(2). Platon

RÉSUMÉ : Depuis sa mort, il y a une vingtaine
d'années, Henry Corbin a profondément marqué notre compréhension de l'islâm
plus particulièrement le shî'isme et la philosophie islamique. Son approche
philosophique et sa phénoménologie herméneutique ont inspiré plusieurs de ses
disciples. Il se définit lui-même comme un philosophe en quête de l'essence.
Henry Corbin qui a suivi les traces de Martin Heidegger dans sa quête de l'Être
(l'essence de l'Étant), était très surpris de constater que cette science
existait dans la théosophie shî'ite dès le Xe siècle. C'est ainsi que les
métaphysiques orientale et occidentale convergent dans la phénoménologie
herméneutique de Henry Corbin.

[p. 78]
ABSTRACT: Since his death twenty years ago, Henry
Corbin has profoundly marked our vision of Islâm more particularly Shî'ism and
Islamic philosophy. His philosophical approach and his hermeneutical
phenomenology inspired many of his disciples. He defined himself as a
philosopher continuing his quest towards the essence. Henry Corbin, following
Martin Heidegger, was led to the discovery of the nature of existence leading
to the essence of Being. He was surprised to realize that this science has
already been discovered in Shî'ite theosophy since the tenth century. Thus
Oriental and Western metaphysics converge in the hermeneutical phenomenology of
Henry Corbin.

L'homme et son œuvre

"L'œuvre de Henry Corbin est immense ; chaque ouvrage
fondamental est l'aboutissement de recherches patientes et nombreuses :
celles des manuscrits d'abord, ensuite leur édition en arabe ou en persan et
éventuellement leur traduction ; enfin des études détaillées publiées dans
les Eranos Jahr bücher ou ailleurs (3)."

Il naquit le 14 avril 1903 en
Normandie (France) ; très jeune, il devint orphelin de mère (4). Il
mourut à Paris, à l'âge soixante-quinze ans, le 7 octobre 1978. Il acquit une
éducation classique, la maîtrise du grec et du latin était un atout pour ses
futures recherches. À l'âge de vingt et un ans, il débuta ses études
universitaires, il suivit d'abord les cours d'Émile Bréhier (1976-1952), puis
d'Étienne Gilson (1884-1978) qui était un spécialiste de la philosophie
médiévale, et qui s'intéressait aux traductions latines des oeuvres d'Avicenne.

Henry Corbin, licencié en
philosophie en 1925, décida de poursuivre des études supérieures ; il
fréquenta le cours d'arabe que Louis Massignon (1883-1962) donnait à l'École
Pratique des Hautes Études (EPHE) où il apprit aussi le persan et après le
sanscrit. Il s'intéressait aussi bien à la philosophie qu'à la théologie (il
assista au cours de l'interprétation de la pensée de saint Paul d'après
Luther). Diplômé de l'EPHE en 1928, il a fait sa thèse ("Stoïcisme et
augustinisme de Luis de [p. 79] Lèon")
sur la pensée de Luis de Lèon (1527-1591) qui était un moine espagnol.

Henry Corbin apprit l'arabe, le
persan et le turc. Au mois d'octobre 1929, Louis Massignon lui remit l'édition
lithographiée de l'œuvre principale de Shihâb al-dîn al-Suhrawardî (m.
587/1191) : Hikmat al-ishrâq(La Théosophie orientale) ;
cette date deviendra décisive pour l'avenir d'Henry Corbin, car il hésitait
entre l'hindouisme et l'islâm. Il y a quatre étapes dans le cheminement de cet
éminent auteur de plus de deux cent publications. Les œuvres de sa jeunesse,
principalement sur la philosophie germanique, ont été rédigées de 1933 à 1939.
De 1940 à 1945, il était à Istanbul où il travaillait sur les manuscrits
d'al-Suhrawardî, de Mullâ Sadrâ Shîrâzî et d'Ibn Sînâ. Entre 1945 et 1955, il
était à Téhéran chargé d'inaugurer le département d'Iranologie de l'Institut
français. Il résida environ dix ans là-bas avec sa femme Stella, il s'occupait
des relations culturelles et de l'organisation du département d'Iranologie.
Puis en 1954, Louis Massignon lui céda la direction d'études "Islamisme et
Religion de l'Arabie" de l'École Pratique des Hautes Études ; de
janvier à juin, Henry Corbin enseigna à Paris. À chaque trimestre d'automne, il
dirigeait le département d'Iranologie et enseignait l'histoire de la théologie
et la philosophie islamique à la faculté des lettres de l'Université de
Téhéran. Dès 1949, Henry Corbin allait chaque année au cercle Eranos à Ascona,
où il rencontra Carl-Gustav Jung, Mircea Éliade, Fritz Meier, Gershom Scholem,
Gerardus van der Leeuw, Paul Masson-Oursel etc. et parmi ses collègues il
trouva Henri-Charles Puech et Louis Massignon.

Au début de sa carrière, il se
spécialisa dans la philosophie allemande, il s'intéressait à Edmund Husserl,
Rudolph Bultmann, Karl Jasper, Karl Barth (dont il fit même une traduction d'un
ouvrage)... En 1935, il a traduit l'œuvre de Friedrich A. Heineman (La
Phénoménologie de la nature chez Goeth
). Durant son court séjour à Berlin
(1934-1936), il a soumis à Martin Heidegger (1889-1976) en 1936 la traduction
française de son livre Was ist Metaphysik ? qui apparaîtra pour
la première fois en 1938 sous le titre Qu'est-ce-que la métaphysique ?
Henry Corbin était parmi les premiers à traduire un des textes essentiels de ce
philosophe ; rares étaient à l'époque ceux qui appréciaient l'œuvre de ce
grand métaphysicien. Il traduisit en 1939 l'œuvre du philosophe allemand Johann
Georg Hamann, "Le "Mage du nord" : Aesthetica in nuce"

qui [p. 80] était republié par Jean Brun en 1985 sous le
titre de Hamann : philosophe du luthéranisme incluant aussi un
autre texte de Johann Georg Hamann.

Henry Corbin s'intéressait
aussi au shî'isme (5), il pensait que c'était l'islâm
"intégral", car les shî'ites donnent un sens ésotérique au sens
littéral du Qur'ân alors que les sunnites n'acceptent aucune interprétation
ésotérique des versets donnés par les Imâms. Ainsi les sunnites accordent plus
d'importance au sens littéral qui est analogue à l'écorce d'une noix dont on a
jeté l'amande : "... the literal sense is analogus to removing the hull
of a nut, keeping the hull, and throwing away the kernel

(6)." L'écorce sans
l'amande n'a aucune utilité, pour connaître la réalité il faut goûter à
l'amande ; un message intégral est constitué de la révélation incluant son
sens ésotérique. La loi religieuse (sharî'a) est acceptée par
les sunnites comme étant une expression rationnelle de la révélation, alors que
la vérité (Haqîqa) est acceptée par les shî'ites comme étant le sens
intérieur de la révélation ; Charles J. Adams apporte un argument
intéressant expliquant pourquoi Henry Corbin pense que la révélation sans sa
dimension intérieure, la sharî'a, aboutit à un "islâm
incomplet" : "the esoteric meaning of Qur'ân, its sharî'a,
taken without its Haqîqa, its inner dimension of meaning, results in
an incomplete Islam, in failure to grasp and to live what the Qur'ân is truly
all about (7)." Charles J. Adams fait un parallèle entre la loi (sharî'a)
et son essence véritable (Haqîqa), ainsi il veut mettre en relief la
différence entre le sunnisme et le shî'isme, il poursuit ainsi : "...
man's life and reality are not in this world but on another plane which our
earthly existence only symbolizes and points to as the zâhir points to
the bâtin (8)." Derrière l'apparence extérieure (zâhir)
du monde terrestre se cache un sens intérieur (bâtin). La révélation
est actualisée chez les shî'ites par l'interprétation herméneutique de l'Imâm ;
sans Imâm la gnose, la vérité quintessencielle, la Haqîqa du Livre, ne
serait jamais connue. [p. 81] L'enseignement
des Imâms transmet la signification intérieure préservée dans les collections
des traditions compilés par al-Kulaynî, Ibn Babûya, al-Qummî, Abû Ja'far al-Tûsî
etc.

Henry Corbin s'intéressait
aussi à l'ismaélisme (9), il a édité le traité d'Abû Ya'qûb
al-Sijistânî (m. circa 390/1000), Kashf al-majûb (le
dévoilement de ce qui est caché), le traité de Jâbir ibn Hayyân (m. circa
200/815), Kitâb al-Majîd (Le livre du Glorieux), où la science des
lettres (jafr) est la clef pour connaître le sens intérieur (bâtin) ;
en 1953, il a fait une étude préliminaire du livre de Nâsir-i Khusraw (m. après
465/1072), Kitâb-i jâmi' al-Hikmatayn (Livre réunissant les deux
Sagesses). En 1955, il a édité et commenté l'homélie (qasîda)
ismaélienne d'Abû al-Haytham al-Jurjânî (IV/Xe siècle) ; il a analysé le
concept du temps dans le mazdéisme et l'a comparé avec celui des Ismaéliens
dans son livre Temps cyclique et la gnose ismaélienne. Avec la Trilogie
ismaélienne
, Henry Corbin éclairait le développement de la doctrine
ismaélienne, ces textes sont : Le livre des sources d'Abû Ya'qûb
al-Sijistanî, Cosmogonie et eschatologie de Sayyid-nâ al-Husayn ibn
'Alî (XIIIe siècle)
et finalement les Symboles choisis de la Roseraie du mystère, un
commentaire ismaélien du poème Gulshan-i Râz de Mamûd Shabistarî
(après le XIVe

siècle).

Charles J. Adams (10) constate qu'Henry Corbin s'est beaucoup
inspiré de Shihâb al-dîn al-Suhrawardî, qui rattachait dans ses oeuvres la
pensée théosophique shî'ite avec la pensée de l'ancienne Perse. Al-Suhrawardî
s'inspira de cette pensée pré-islamique pour élaborer une nouvelle philosophie,
il essayait d'unifier et de trouver un terrain commun entre Platon et
Zoroastre. Ainsi al-Suhrawardî a établi un monde intermédiaire entre le monde
des Idées et le monde sensible ; c'est dans ce monde intermédiaire que la
réalité spirituelle se manifeste dans son authenticité. Dans son livre Les
motifs zoroastriens dans la philosophie d'al-Suhrawardî
, Henry Corbin
apportait des arguments intéressants pour expliquer l'influence de la
philosophie pré-islamique dans la pensée d'al-Suhrawardî. L'influence du
mazdéisme dans la littérature persane était aussi analysée tout le long de ses
œuvres. Il travailla en collaboration avec Paul Kraus (1904-1944) pour éditer
et traduire en 1935 une autre oeuvre [p. 82] d'al-Suhrawardî d'Alep, Awâz-i parr-i Jabrâ'yî (Le
bruissement de l'aile de Gabriel).

Dans son livre Avicenne et
le récit visionnaire
, Henry Corbin dévoile l'aspect mystique de ce grand
philosophe très connu en Occident, c'est dans ce livre qu'il précise sa méthode
de recherche : aller chercher sous la trame des démonstrations
dialectiques et des développements impersonnels les motivations profondes de
l'œuvre ; "ce processus n'est pas celui d'une identification totale à
l'auteur étudié car on ne peut professer ni le thomisme, ni le scotisme, ni
l'augustinisme, et cependant "valoriser" positivement ces univers
théologiques et sans y établir sa propre demeure, leur réserver en soi-même une
demeure (11)."

Quelques années plus tard
(1958), Henry Corbin publia L'imagination créatrice dans le Soufisme d'Ibn
'Arabî
, où il expose la doctrine mystique de ce grand sûfî du XII-XIIIe, dont le thème principal est l'Amour
mystique. En 1964, il publia l'Histoire de la philosophie islamique,
puis en 1974 la seconde partie apparut dans l'Histoire de la philosophie

(Encyclopédie de la pléiade, vol. 3, pp. 1007-1188). Dans la
première partie, il analyse le shî'isme aussi bien duodécimain qu'ismaélien, il
passe à travers le kalâm (théologie) sunnite, la philosophie et les
sciences de la nature, il décrit les grands philosophes hellénisants jusqu'à
Ibn Rushd (m. 595/1198), le sûfisme, al-Suhrawardî et la philosophie des
lumières et finalement la philosophie développée en Andalousie. Dans la
deuxième partie, il analyse le développement de la pensée islamique depuis la
mort d'Ibn Rushd jusqu'à nos jours.

Après avoir passé plus de vingt ans à rédiger son œuvre magistrale, il
le rendit accessible au grand public en sept volumes entre 1971 et 1972. Selon
Earle Waugh : "En islam iranien is an extraordinary
religious document. In this cumulation of Henry Corbin's lifetime work in
Islamic philosophy, the most striking aspect recurring again and again in his [p. 83] religious involvement and interaction with the
material (12)." En 1974, il a créé l'Université de Saint-Jean de Jérusalem, qui
a principalement pour objectif la recherche spirituelle comparée entre les
religions du Livre. Une conférence annuelle de trois jours, se tenait à Cambrai
(Abbaye de Vaucelles) et plus tard à Paris. En suivant le modèle d'Eranos, les
discours étaient publiés annuellement dans les Cahiers de l'Université de
Saint-Jean de Jérusalem
(13). Sa principale mission était de mettre le
monde shî'ite sur un même plan que l'islâm sunnite et en second lieu, il
désirait ardemment démontrer que la philosophie islamique a ses lettres de
noblesse et que le monde occidental ne peut plus nier cette réalité.

Comment Henry Corbin a-t-il
réconcilié l'Occident et l'Orient ou plus précisément le germanisme et
l'iranologie ? Il donne une réponse à cette question complexe :

Si
ceux qui se posent cette question avaient une petite idée de ce que c'est le
philosophe, la quête du philosophe, s'ils se représentaient que les
incidents linguistiques ne sont pour un philosophe que des incidents de
parcours, ne signalent que des variantes topographiques d'importance
secondaire, peut-être seraient-ils moins étonnés. [...] Un philosophe mène sa
quête simultanément sur plusieurs fronts, si l'on peut dire, surtout si la
philosophie ne se limite pas pour lui au concept étroitement rationaliste que
d'aucuns ont hérité de nos jours des philosophies du "siècle des
Lumières". Loin de là ! L'enquête du philosophe doit englober un champ
assez vaste pour qu'y puissent tenir la philosophie visionnaire d'un Jacob Boehme,
celle d'un Ibn 'Arabî, celle d'un Swedenborg, etc., bref pour accueillir les
données des Livres révélés et les expériences du monde imaginal comme
autant de sources offertes à la méditation philosophique. Sinon la philosophia

n'a plus rien à voir avec la Sophia. Ma formation est originellement
toute philosophique, c'est pourquoi je ne suis à vrai dire ni un germaniste ni
même un orientaliste, mais un philosophe poursuivant sa quête partout où
l'Esprit le guide. S'il m'a guidé vers Freiburg, vers Téhéran, vers Isphahan,
ces villes restent pour moi essentiellement des "cités
emblématiques", les symboles d'un parcours permanent
(14)
.

[p. 84] Henry Corbin était l'un des premiers à
traduire l'œuvre de Heidegger, mais aussi le premier à introduire la
philosophie islamique dans une perspective différente de ses prédécesseurs, la
raison principale de cette nouvelle version était à l'origine de la méthode
qu'il adopta.

Sa méthode : la
phénoménologie herméneutique

Durant le pèlerinage de l'islâm
shî'ite, Henry Corbin nous met immédiatement en garde contre certains
cheminements dans cette quête de l'Orient :

i) Il serait inopérant de
procéder du dehors à la critique des "chaînes de transmission" ;
souvent cette critique y perd ses droits. La seule méthode féconde est de
procéder en phénoménologue : prendre la totalité de ces traditions,
vivantes depuis des siècles telles que la conscience shî'ite s'y montre à
elle-même son objet.

ii) Pas de meilleure voie pour
systématiser le petit nombre de thèmes pris ici en considération afin de
dégager la philosophie prophétique, que de suivre ceux des auteurs shî'ites qui
les ont eux-mêmes commentés (15).

Henry Corbin a voulu nous
exposer ce monde de l'islâm shî'ite peu connu par l'Occident, son intention
n'était pas de le vulgariser mais d'expliquer à la mesure de sa compréhension
les doctrines shî'ites telles qu'elles sont, en essayant de ne pas les
dénaturer sous prétexte de les rendre plus accessibles et plus acceptables.

La notion d'une phénoménologie
pure a été développée, on le sait, par le philosophe allemand Edmund Husserl
(1859-1938). Il s'agit étymologiquement, d'analyser quelque chose qui se montre
à la conscience. Mais pour que quelque chose se montre, elle doit se montrer à
quelqu'un. Un phénomène n'est pas synonyme d'objet.

Pour
atteindre à la réalité d'au-delà du phénomène et par le phénomène, remarquable
est la mise en place de l'épochè comme méthode vécue la "mise en
parenthèse" de l'existence objective. [...] Mais pour vécue qu'elle soit,
la mise en parenthèse husserlienne reste un suspens d'ordre conceptuel, à la
poursuite de "la chose elle-même" qui toujours lui échappe. Car
l'intentionnalité retrouvée par Husserl ne se situe jamais
qu'intra-mentalement, dans le rapport transcendantal [p. 85] (au sens kantien) du sujet à son acte, du
noèse au noème. Si bien cette démarche phénoménologique s'affirme comme une
sorte d'aspiration inefficace à une mystique du Soi. [...] La phénoménologie de
Husserl ne rencontra point l'expérience mystique (16).

Henry Corbin croyait que Martin
Heidegger (1889-1976) avait découvert la solution du problème modifiant
l'horizon philosophique, cela consistait à retrouver "en sa vérité
originelle, le vieux mot d'ontologie (17)." Au cours du déploiement de la
question portant sur la vérité de l'Être, on arrive à un dépassement de la
métaphysique, signifiant : pensée de l'Être lui-même dans l'Être
(... Andenken an das Sein selbst) (18).

L'influence de Heidegger, qui
était un élève de Husserl, était très décisive dans la pensée de Henry Corbin,
car Heidegger utilisait la phénoménologie comme méthode et la dépassa même ;
il l'abolit par le mystère du langage et de la poésie
(19)
. Dans la
philosophie de Heidegger, l'expérience mystique de la Déité est possible. Pour
lui, ce qu'on nomme Dieu est l'Étant (Seiende), la manifestation de
l'Être (Sein) (20). Le cheminement de sa pensée ne se termine
pas à l'Étant, mais il va en quête du mystère de l'Être, qui est absolu et
inaccessible à la raison (21). Selon Heidegger, "la phénoménologie
veut trouver l'accès aux choses mêmes (zu der Sache selbst). Elle n'y
peut y parvenir qu'à travers l'expérience vécue d'une révélation, c'est-à-dire
d'une élucidation par le sujet de ce qu'il a vu (22)."

La méthode d'Henry Corbin était
principalement fondée sur la comparaison philosophique et la phénoménologie ;
"tout n'est pas [p. 86] comparable
avec tout" selon lui, il est donc nécessaire de définir le champ de la
recherche comparative en termes satisfaisants (23). Il est évident que cette méthode est très
exigeante, car il faut que le chercheur soit d'abord avant tout un philosophe,
puis il doit disposer d'un outillage linguistique lui permettant d'aborder les
textes de première main (24).

Paul Masson-Oursel, dans sa
thèse de doctorat, était l'un des premiers à utiliser le concept de philosophie
comparée. L'objet de sa philosophie comparée consistait "essentiellement à
dégager non pas des similitudes de termes plus ou moins trompeuses, mais des
analogies de rapport (de type a/b = c/d) (25)." Henry Corbin n'était pas pleinement
satisfait de cette analyse, car elle est "trop tributaire de la seule
perspective d'histoire de la philosophie en tant qu'histoire (26)."
Il pensait qu'il ne faut pas exclure ce genre de recherches, mais il ne faut
pas s'arrêter à ce stade, car elle est la première étape de la comparaison. Le
but de la philosophie comparée est d'atteindre l'essence :

C'est
avant tout ce qu'on appelle en allemand la Wesenschau, perception
intuitive, d'une essence. [...] Les tâches que postule la perception intuitive
d'une essence sont tout autres que celles que se donne l'histoire soucieuse de
déterminer les causes génétiques, les courants, les influences, etc. qui se
font sentir à telle ou telle date, pour en déduire certains processus, en
croyant pouvoir les comparer entre eux (27).

Comme le disait Joseph de
Maistre, qui s'inspirait de l'Évangile, le vrai "royaume n'est pas de ce
monde", il ne convient donc pas d'établir un rapport d'analogie entre ces
deux mondes mais un rapport d'homologie et de similitude
(28)
. La notion de
similitude est descriptive, phénoménologique et qualitative. Elle fait
converger des éléments similaires en établissant une archée. Par exemple
"la vessie natoire est [p. 87] au poisson ce que le poumon est au mammifère
(29)
." Selon
Gilbert Durand, qui s'inspire de Henry Corbin, "la similitude c'est
l'intuition (la vision imaginale par evestrum) de la scientia,
c'est-à-dire de la vertu constitutive des choses [qui] [...] est le
dénominateur commun de la connaissance dans le sujet connaissant comme dans le
sujet connu (30)."

Pour Henry Corbin, la phénoménologie
s'explicitait à l'aide de la devise grecque "sôzein ta phainomena,
sauver les phénomènes, c'est-à-dire rendre compte de ce qui fonde les
phénomènes tels qu'ils se montrent à ceux à qui ils se montrent (31)."
Le phénomène n'est pas l'apparence d'une chose perceptible par nos sens ;
s'agit-il peut-être d'une expression tangible de la vérité ? En effet,
dans le cadre de la religion, le phénomène s'identifie au sacré et le sujet à
l'homme croyant  : "le phénoménologue doit devenir l'hôte
spirituel de ceux à qui se montre cet objet et en assumer avec eux la charge (32)."

Henry Corbin définissait le
phénomène ainsi :

Le
phénomène, c'est ce qui se montre, ce qui appartient et qui dans son apparition
montre quelque chose qui peut se révéler en lui qu'en restant simultanément
caché sous son apparence. [...] Dans les sciences philosophiques et religieuses
le phénomène s'annonce dans les termes techniques où figure l'élément phanie,
tiré du grec : épiphanie, théophanie, hiérophanie etc. (33).

En suivant le cheminement de
Martin Heidegger dans la quête de l'Être (l'essence de l'Étant), Henry Corbin
ira au-delà des préoccupations ontologiques d'Heidegger
(34)
. Il était très
surpris de constater que cette science existait dans la théosophie shî'ite dès
le Xe siècle.
Il mit en parallèle les terminologies correspondantes :

[p. 88] Le
phénomène, le phainomenon, c'est le zâhir, l'apparent,
l'extérieur, l'exotérique. Ce qui se montre dans ce zâhir, tout en s'y
cachant, c'est le bâtin, l'intérieur, l'ésotérique. La phénoménologie
consiste à "sauver le phénomène", sauver l'apparence, en dégageant ou
dévoilant le caché qui se montre sous cette apparence. Le Logos du
phénomène, la phénoménologie, c'est donc dire le caché, l'invisible présent
sous le visible (35).

La recherche phénoménologique
est désignée dans les vieux traités mystiques par le dévoilement de ce qui est
caché (kashf al-mahjûb). Ici l'herméneutique spirituelle (ta'wîl)
est fondamentale dans l'exégèse qur'ânique et jouera un rôle très
important dans la théosophie shî'ite. Pour Henry Corbin, l'exégèse spirituelle
devient la clef dans la compréhension du monde apparent.

Le ta'wîl
c'est ramener une chose à sa source, à son archétype (tchîzî-râ bi-asl-i
khwûd rasânîdan
). En l'y reconduisant, on la fait passer de niveau en
niveau de l'être, et par le fait même on dégage la structure d'une essence... (36).

Par structure, Henry Corbin
entend le système des formes de manifestation d'une essence donnée.

Sortir de
l'historicisme

Que signifie "sortir de
l'historicisme" ? L'historicisme est par définition une
"tendance doctrinale considérant toute connaissance, toute pensée, toute
vérité, toute valeur liée à une situation historique déterminée, et
préférant l'étude de leur développement plutôt que celle de leur nature propre (37)."

À ce propos, Henry Corbin apportait quatre arguments principaux (38) :

1.           
il ne
s'agit pas de s'abstenir de faire des recherches historiques, bien au contraire
c'est une des nécessités primordiales de la survie de l'humanité. Ce qu'il
rejette de l'historicisme :

2.           
c'est cette
conception qui éclôt "avec la désorientation même de la conscience
historique, et qui prétend restreindre la signification de la [p. 89] portée d'un système philosophique à l'époque
qui le vit apparaître, comme si cette époque en était à elle seule
l'explication."

3.           
Il s'oppose
à la réduction historiciste de perceptions métaphysiques ; c'est-à-dire de
réduire les expériences et les événements métahistoriques et métaphysiques en
événements purement empiriques. Ainsi, chez l'historien, tout événement qui
n'est pas historique au sens concret de ce mot, devient un mythe et même
irréel. Donc la réduction historiciste succombe au piège de la
"démythologisation".

4.           
La tâche
d'une philosophie comparée n'est pas de concevoir ni d'ordonner des schémas
chronologiques d'histoire, ni de construire une philosophie d'histoire. Ainsi
la philosophie n'est pas une superstructure qui reflète simplement un état
social d'un moment. Au contraire, la philosophie comparée a pour but de
reformuler les idées qui constituent un ensemble d'entités qui ont une forme
immuable.

Analysons plus en détail les
raisons d'Henry Corbin, il ne niait pas la valeur de certains travaux
d'érudition relatifs à l'islâm, ce qu'il contestait c'est l'historicisme :

Il
nous arrivera de prendre position contre l'historicisme, voire de suggérer une
"antihistoire". Que l'on ne nous impute aucun rejet des études historiques
! Loin de là ! Une humanité qui renoncerait aux études historiques, serait
une humanité frappée d'amnésie collective. [...] Nous pourrions faire valoir
aussi que s'astreindre à tirer de leur obscurité un grand nombre de manuscrits,
est faire un travail authentique d'historien (39).

Il critiquait cette manie de
toujours vouloir que "l'état social soit la donnée primaire, alors qu'il
ne fait que découler d'une perception du monde qui devance tout état de choses
empiriques." La pensée moderne, d'après lui, "s'est acharnée à
enfermer toutes les issues qui pourraient déboucher sur un au-delà de ce monde
(c'est cela que l'on appelle l'agnosticisme). Elle y a employé l'historicisme,
la sociologie, la psychanalyse, voire la linguistique. Au lieu de sauver les
phénomènes, elle les a bel et bien dissoute, engloutis, en leur refusant toute
signification transcendante... (40) "

[p. 90] Ce qu'il contestait de certains historiens,
c'était d'analyser des événements chronologiques en apportant seulement des
raisons et des causes temporelles pour expliquer ces phénomènes ; les
causes ne sont pas nécessairement temporelles ; elles peuvent être d'ordre
métahistorique. Henry Corbin apportait une explication pour justifier son
approche :

Le
point de vue que la valorisation de nos auteurs nous interdisait ici de plein
droit, c'est le point de vue "historique" au sens courant de ce mot,
c'est-à-dire le point de vue qui permet de comprendre et d'interpréter une
pensée ou un penseur qu'en fonction de leur moment "historique", de
leur situs de la chronologie ; on s'efforce alors de les "expliquer"

causalement par le temps, voire pour les réduire, causalement encore, à des
"précédents", pour finalement conclure que bien entendu, "de
notre temps" cette pensée est "dépassée", "démodée"
etc. (41).

Les phénomènes ne s'expliquent
pas uniquement par des causes temporelles mais aussi par des causes
transcendantes.

Son approche philosophique
l'amena à analyser l'histoire et à l'actualiser, afin de saisir l'essence des
événements et non de reconstruire la chronologie de ces événements historiques.
Par cette approche, Henry Corbin voulait entre autre réactualiser la pensée des
penseurs shî'ites, afin que les contemporains puissent réellement saisir le
fond de leur pensée. Il apportait les raisons suivantes : "On s'est
efforcé ici (dans ces volumes En islam iranien) de maintenir une
compréhension du " temps existentiel", telle que, aux yeux du
philosophe, l'expression courante " être de son temps" prend une
signification dérisoire parce qu'elle ne se réfère qu'au " temps chronologique",
au temps objectif et uniforme qui est celui de tout le monde [...] elle (la
tradition vivante) exige une perpétuelle renaissance et c'est cela
" gnose" (42)."

Chaque philosophe pénètre dans
le malakût (le monde subtil invisible, le monde de l'Âme) pour
chercher le Wesenschau (perception intuitive de l'être), cette
perception de l'essence n'est pas reliée aux facteurs du temps ni de l'espace,
qui sont des aspects purement historiques et contingents. "Pour percevoir
ces événements, il faut soi-même appartenir, d'une façon ou d'une autre, à
cette histoire sacrale telle qu'elle se passe dans le malakût,
c'est-à-dire à l'intérieur de l'homme (43)." Ceux [p. 91] qui sont contre cette intériorité, rejette
avec vigueur ces événements particuliers à ce monde subtil (malakût)
et dénient totalement cet aspect. Ces événements intérieurs ne sont pas
perceptibles par nos sens, ils exigent une certaine réflexion intérieure, et
même une méditation profonde.

Certains événements relatés
dans les Livres sacrés (les Évangiles, la Torah, le Qur'ân, etc.) sont des
événements du "monde imaginal", et donc sont d'un tout autre ordre
que la bataille d'Uhud ou celle de Badr. On ne peut pas profaner par exemple le
voyage céleste du Prophète, qui est plus un symbole allégorique qu'un événement
historique dans son sens empirique. Ce voyage céleste du Prophète est une
réalité transcendantale pour le phénoménologue, par contre ce même événement
serait un mythe dans l'historicisme. La méthode adoptée par Henry Corbin
n'admet pas de réduire une expérience religieuse, au contraire l'objet de sa
méthode est d'expliquer à travers la phénoménologie la signification réelle de
cette expérience ; comme l'expérience religieuse, où le sacré est sui
generis
, il doit être appréhendé à travers lui et dans lui (44).

Charles J. Adams remarque le
"phénomène miroir" chez Henry Corbin, qui se manifeste par une
relation très intime entre le "monde imaginal" et le monde sensible ;
c'est dans le "monde imaginal" ('âlam al-mithâl) que les
apparitions, qui sont à l'origine de l'expérience mystique, s'actualisent (45).
Tout symbole manifesté dans le monde sensible a un symbolisé qui se trouve dans
le malakût. Les événements spirituels qui se déroulent dans l'âme, ont
leur réalité dans le malakût. Le phénoménologue doit travailler dans
le "monde imaginal" et non dans le monde sensible, car il est à la
recherche de la signification du symbole.

Dans le monde sensible où
l'histoire se déroule, le temps est chronologique et c'est un système
irréversible alors que dans le "monde imaginal", le temps est
réversible et les événements qui étaient du passé peuvent se réactualiser. La
perspective historique a aboli la ligne entre le profane et le sacré, cette
sécularisation du sacré aboutit à la disparition complète des phénomènes
religieux.
[p. 92]

Henry Corbin était-il
un historien ?

Il nous a dit déjà clairement
qu'il n'était ni orientaliste, ni germaniste ; il était avant tout un
philosophe en quête de la Vérité. Par définition, un orientaliste est
une : "personne qui est versée dans la connaissance des langues, de
l'histoire et de la littérature orientale (46)." Bien que ses oeuvres contiennent des
informations historiques, on ne peut les considérer comme

"historiques". En réalité, pour lui l'histoire est le récit apparent
d'événements successifs comme la description de la topographie de la croûte
terrestre. Elle représente l'écorce de l'amande et ce qui l'intéresse c'est
l'amande, l'essence de l'histoire, ou par excellence l'historiosophie qui
"ne saurait se passer de la métaphysique, parce que le phénomène de ce
monde, si l'on ignore ou exclut le sens caché, ésotérique, se réduit à celui
d'un cadavre (47)."

Il devient de plus en plus
évident que l'approche d'Henry Corbin des documents spirituels (mythes,
symboles, théophanies, rites et systèmes théologiques) est celle d'un
philosophe et d'un chercheur intrépide. On peut très bien être en accord ou
bien être en désaccord avec ses présuppositions et ses investigations
herméneutiques qui font partie de sa méthode. Mircea Éliade affirmait qu'Henry
Corbin avait continuellement critiqué les orientalistes, les sociologues et les
historiens de la culture, à cause des limitations et de la réduction de leur
méthode (48).

Quelques auteurs en analysant
l'œuvre d'Henry Corbin n'appréciaient pas son analyse historique. Hamid Algar
dans son article "The study of Islam : The work of Henry Corbin"

critique l'approche d'Henry Corbin par rapport à certains penseurs
musulmans :

For
in seeking to emphasize the undoubted visionary and theosophic element present
in the thought of both Avicenna and Mullâ Sadrâ, he ran the risk of
underestimating the rational core of their systems. In the introduction to his careful
study
of Mullâ Sadrâ, Fazlur Rahman addresses this problem, with [p. 93] obvious reference to Corbin. Rejecting
Corbin's thesis of a substantial illuminationist or ?fî element in the
work of Sadrâ, he points out that inward experience had for Sadrâ and others of
his school the function not of producing new thought-content, but rather of
bestowing on thought-content intellectually attained the quality of personal
experience. We have here the first of many indications that the personal
proclivities of Corbin colored as well as illumined the topic discussed (49).

Nous constatons que Hamid Algar
se fie pleinement et uniquement à l'œuvre de Fazlur Rahman et à son
interprétation. Il est évident que Fazlur Rahman ne sera jamais d'accord avec
Henry Corbin, pour la simple raison qu'Henry Corbin donne une version mystique
alors que Fazlur Rahman donne une version plus rationnelle ; cette
différence est due principalement à deux formations intellectuelles totalement
différentes. Il est évident que ces deux versions sont complémentaires, car
toutes deux approchent Mullâ Sadrâ sous différentes perspectives. Concernant
les critiques historiques, Hamid Algar apporte quelques éléments intéressants,
car Henry Corbin n'élabora pas avec beaucoup de rigueur cet aspect historique,
mais il ne le négligea pas complètement. Comme Henry Corbin était plus un
philosophe, son but n'était pas de faire une analyse systématique et
compréhensive des phénomènes historiques, comme un historien de la religion ou
un orientaliste l'aurait faite (50).

Hamid Algar critique sa
méthode :

"As
remarkable and idiosyncratic as the content of Corbin's work was the
methodology he espoused. Disdaining not only historicism but history, he
claimed to be a strict phenomenologist, concerned only with the religious
phenomenon as an autonomous, almost unattached, reality. [...] The religious
fact exists not only in the soul of the believer, but also on the historical
plane, conditioning and being conditioned by it ; to ignore the
interaction between the religions and historical fact is surely an avoidable
impoverishment of our understanding of religion (51)."

Il semble que Hamid Algar n'a
pas lu le livre d'Henry Corbin Philosophie iranienne et philosophie
comparée
où il énonce avec plus de clarté sa [p. 94] méthode, il ne renonce pas complètement aux
études historiques, au contraire il affirme qu'"une humanité qui
renoncerait à connaître et approfondir son histoire, serait une humanité
amnésique (52)..." Ce n'est pas l'objet de ce travail d'analyser une à une les
critiques de Hamid Algar ; certaines critiques concernant l'aspect
historique sont très pertinentes, par contre d'autres semblent être beaucoup
plus d'ordre apologétique. Sa conclusion semble être un peu exagérée :

Like
Massignon before him, Corbin can be said to have attempted a selective
appropriation of Islam by rearranging its component elements in a pattern that
he felt to be congenial, personally satisfying, and, therefore, true. His
entreprise was a rarified and idiosyncratic form of spiritual colonialism (53).

Devant une critique aussi
excessive, le silence est la meilleure réponse. Que peut-on dire et que
dira-t-on de son influence et de son oeuvre ? Henry Corbin était très
apprécié par ses disciples. Présentement ses oeuvres sont incontestablement
réputées et il est toujours une autorité dans le shî'isme, même que plusieurs
de ses livres ont été et continueront à être traduits en anglais pour les
rendre accessibles.

Conclusion

L'approche d'Henry Corbin conçoit que les choses de l'univers ont une
signification inaccessible par la pensée directe. Elle est herméneutique et
gnostique cherchant à percer le secret. La réalité sensible et spirituelle a
plusieurs niveaux, les Écritures saintes ont de multiples degrés de
signification. Sa vision du monde, inspirée de l'islâm shî'ite, invite à
comprendre que "l'effet n'est pas supérieur à la cause, le conséquent
n'est pas supérieur à l'antécédent" (54). Il faut renverser la vision de l'histoire
objective et linéaire occidental.

Comme
le remarque excellemment Corbin, des événements qui pourraient passer pour des
procès chronologiques (les Prophéties, le Sceau des Prophètes : Muhammad
(m. 11/632), le Mainteneur du Livre : l'Imâm) sont en réalité des [p. 95] approfondissements, un retour aux sources
absolument synchroniques puisque la Lumière Muhammadienne surplombe le temps de
l'histoire et les chronologies de l'évolution. Le Sceau des Prophètes, tout
comme son successeur le premier Imâm, 'Alî ibn Abî Tâlib (m. 40/661), peuvent
dire qu'ils étaient déjà "en fonction" alors qu'"Adam était
encore entre l'eau et l'argile (55)"

Chaque Prophète devient le lieu
d'apparition (mazhar) partiel de la Réalité prophétique éternelle.
L'histoire exotérique de la Prophétie ne peut se comprendre que par
l'herméneutique, car chaque phase de la Prophétie est une reconduction (ta'wîl).
Le temps horizontal physique ne se justifie que par le temps vertical spirituel
de l'âme.

Nous allons conclure avec
Charles-Henri de Fouchécour (56), qu'Henry Corbin avait une personnalité
exceptionnelle et restera dans l'esprit de ses collègues comme étant le
défricheur intrépide, taillant parmi les manuscrits arabes et persans sa route,
ouvrant aux autres des champs illimités en philosophie islamique. Henry Corbin
a-t-il réellement bouleversé, par son oeuvre monumentale, notre connaissance du
monde musulman et de l'islâm shî'ite ? Cette question restera toujours
sans réponse, mais il est possible de dire que sa contribution sera appréciée
par les spécialistes qui usent de l'œil de l'âme et non celui du corps.

Notes:

1. Cet article était initialement un travail de
session que monsieur Ali Alibay avait soumis au professeur Charles J. Adams
dans son cours intitulé Religionswissenschaft en 1987 à l'Université
McGill. Charles J. Adams avait grandement apprécié cette recherche et l'avait
distribuée à l'ensemble de la classe. Madame Diane Steigerwald a contribué à
améliorer cette recherche en développant certains aspects intéressants pour
améliorer la compréhension de l'article.

2. Platon, République, 497c ;
527d-e ; Théétète, 155e ; Sophiste, 246a-c ; Phèdre,
247c, cet extrait est une reformulation citée par Charles Werner dans son livre
La philosophie grecque, Paris, Payot, 1979, p. 77.

3.
Jean-Louis Vieillard-Baron,
" Henry Corbin (1903-1978) ", Les études philosophiques
(janvier-mars 1980), p. 74-75.

4. Charles-Henri De Fouchécour, " Henry
Corbin (1903-1978) ", Journal asiatique, 267 (1979), p. 231.

5. Les shî'ites se distinguent des sunnites par
leur croyance ferme que le Prophète Muhammad a désigné explicitement (nass
jalî
) son cousin et gendre 'Alî comme premier Imâm (Guide divin) et sa
descendance comme Guides privilégiés de la communauté.

6. Charles J. Adams, " The Hermeneutics of
Henry Corbin ", dans Approaches to Islam
édité par Richard C. Martin, Tuscon, The
University of Arizona Press, 1985, p. 138.

7. ibid., p. 144.

8. ibid., p. 138.

9. Les shî'ites se regroupent principalement en
deux branches : les duodécimains et les Ismaéliens. Les shî'ites
duodécimains et les Ismaéliens suivent la même lignée d'Imâms jusqu'à Ja'far
al-Sâdiq (m. 147/765). Après l'Imâm Ja'far al-Sâdiq, une scission
survient : les duodécimains suivent la lignée de Mûsâ al-Kâzim (m.
183/799) alors que les Ismaéliens suivent la lignée d'Ismâ'îl (m. circa
158/775).

10. Charles J. Adams, " The Hermeneutics of Henry Corbin

", p. 135.

11. Henry Corbin, Avicenne et le récit
visionnaire
, Téhéran-Paris, Bibliothèque iranienne, 1954, T. IV et T. V,
p. 4, 10.

12. Earle Waugh, compte-rendu En islam
iranien
d'Henry Corbin, dans History of religion, vol. 14ii
(1974), p. 322.

13. Les Cahiers de Saint-Jean de Jérusalem sont publiés par Berg International, Paris ;
le premier tome a paru en 1974.

14. Henry Corbin, " De Heidegger à
Sohravardî ", entretien avec Phi1ippe Némo dans L'Herne de Henry
Corbin
, édité par Christian Jambet, Paris, Éditions L'Herne, 1981, p.
23-24.

15. Henry Corbin, Histoire de la philosophie
islamique
, Paris, Éditions Gallimard, 1986, p. 66.

16. Louis Gardet, Études de philosophie et de
mystique comparées
, Paris, Éditions J. Vrin, 1972, p. 260.

17. Henry Corbin, Avant-propos de la traduction
du livre de Martin Heidegger, Qu'est-ce que la métaphysique ?

dans Question I, Paris, Éditions Gallimard, 1968, p. 19.

18. Martin Heidegger, Qu'est-ce que la
métaphysique ?,
pp. 26-27.

19. Louis Gardet, Études de philosophie et de
mystique comparées
, p. 267.

20. ibid., p. 267.

21. ibid., p. 267.

22. Michel Meslin, Pour une science des
religions
, Paris, Éditions du Seuil, 1973, p. 141.

23. Henry Corbin, Philosophie iranienne et
philosophie comparée
, Téhéran, Académie impériale de philosophie, 1977, p.
21.

24. ibid., p. 21.

25. ibid., p. 22.

26. ibid., p. 22.

27. ibid., p. 22.

28. Joseph de Maistre, Soirées de
Saint-Petersbourg
, Paris, Librairie grecque, latine et française, 1821, Xe
entretien.

29. Gilbert Durand, Science de l'homme et
tradition " Le nouvel esprit anthropologique "
, Paris,
Albin Michel, 1996, p. 162.

30. Gilbert Durand, Science de l'homme et
tradition " Le nouvel esprit anthropologique "
, p.
167.

31. Henry Corbin, Histoire de la philosophie
islamique
, p. 382.

32. Henry Corbin, En islam iranien, T.
II, Paris, Éditions Gallimard, 1971-72, p. ii.

33. Henry Corbin, Philosophie iranienne et
philosophie comparée
, p. 22-23.

34. Daryush Shayegan, Henry Corbin : La
topographie spirituelle de l'islam iranien
, Paris, La Différence, 1990, p.
41.

35. ibid., p. 23.

36. ibid., p. 23.

37. Dictionnaire actuel de la langue française, Paris, Éditions Flammarion, 1985, p. 552.

38. Henry Corbin, Philosophie iranienne et
philosophie comparée
, p. 29-34.

39. Henry Corbin, En islam iranien, T.
I, p. xvi.

40. Henry Corbin, Philosophie iranienne et
philosophie comparée
, pp. 29-30.

41. Henry Corbin, En islam iranien, T.
I, p. xvi.

42. ibid., pp. xvi-xvii.

43. Henry Corbin, Philosophie iranienne et
philosophie comparée
, p. 32.

44. Charles J. Adams, " The Hermeneutics of
Henry Corbin ", p. 146.

45. ibid., p. 145.

46. Dictionnaire actuel de la langue, p. 798.

47. Henry Corbin, " Pour le concept de
philosophie irano-islamique ", Revue philosophique de la France et de
l'Étranger
, 164 (1974), p. 13.

48. Mircea Éliade, " Some Notes on
Theosophia perenis ", History of religions, T. XIXii (1979),
p. 173.

49. Hamid Algar, " The study of Islam :
The Work of Henry Corbin ", Religious Studies Review, T. VIii
(1980), p. 97 ; voir aussi Fazlur Rahman, The Philosophy of Mulla
Sadra
, Albany, State University of New York Press, 1975, pp. 3-4.

50. Charles J. Adams, " The Hermeneutics af
Henry Corbin ", p. 137.

51. Hamid Algar, " The Study of Islam :
The Work of Henry Corbin ", p. 90.

52. Henry Corbin, Philosophie iranienne et
philosophie comparées
, p. 29.

53. Hamid Algar, " The Study of Islam :
The Work of Henry Corbin ", p. 91.

54. Gilbert Durand commente le point de vue
d'Henry Corbin dans Science de l'homme et tradition " Le nouvel
esprit anthropologique "
, p. 103.

55. Henry Corbin, Histoire de la philosophie
islamique
, Paris, Gallimard, 1964, pp. 65-67 ; cf. Diane Steigerwald
compte-rendu de Science de l'homme et tradition " Le nouvel
esprit anthropologique "
de Gilbert Durand dans Religiologiques

(à paraître en 1998).

56. Charles-Henri De Fauchécour, " Henri
Corbin (1903-1978) ", p. 236, 231.

Back to top