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Entretien avec Karim AGA KHAN IV - 2010

Date: 
Friday, 2010, January 1
Location: 
Source: 
Politique International Printemps 2010
H.H. The Aga Khan IV
Author: 
Lafaye, Jean-Jacques

Jean-Jacques Lafaye - Votre Altesse, en tant que chef spirituel des communautés ismaéliennes du monde entier, vous exercez une influence indiscutable sur la scène internationale. Pourtant, vous ne souhaitez pas être considéré comme un acteur politique...

Karim Aga Khan - ...ou comme un politicien. De mon point de vue, même si la foi et les États doivent entretenir des rapports de collaboration et d'estime, le religieux et le politique sont deux choses bien distinctes.

J.-J. L. - Vous incarnez l'institution de l'imamat. Pour vos coreligionnaires, vous êtes le « seigneur » et le « maître ». Comment cette autorité se traduit-elle ?

K. A. K. - En islam - sunnite comme chiite -, l'imam est responsable à la fois de la qualité de vie de ceux qui se réfèrent à lui et de leur pratique religieuse. On ne retrouve donc pas la division qui existe, par exemple, dans l'interprétation chrétienne entre le matériel et le spirituel. La responsabilité d'un imam couvre les deux domaines. Dès lors, ses soucis concernent la sécurité des fidèles, la libre pratique de leur croyance et la qualité de vie que je viens d'évoquer. Je le répète, l'imamat est une institution dotée d'une double mission : assurer la qualité de vie et l'interprétation de la foi.
L'autorité religieuse de l'imam Ismaeli remonte à l'origine du chiisme en islam, quand le prophète Mahomet a mandaté son gendre Ali pour perpétuer son enseignement au sein de la communauté musulmane. Cette autorité se transmet héréditairement aux descendants d'Ali et les Ismaéliens sont les seuls des chiites qui disposent d'un imam vivant - en l'occurrence, moi. Les autres chiites - les duodécimains - révèrent un imam qui est « caché » et qui, le jour du Jugement dernier, reviendra pour participer aux décisions ultimes. Ce qui rend notre imamat unique, c'est la présence de cet imam vivant. Chez les sunnites, c'est tout à fait différent dans la mesure où l'on ne reconnaît pas la notion de continuité d'une autorité religieuse liée à la famille du Prophète.

J.-J. L. - Votre communauté, présente à travers le monde, est donc unique au sein de l'islam...

K. A. K. - Elle est effectivement unique puisqu'elle ne reconnaît qu'un seul imam, lequel exerce son autorité sur l'ensemble des Ismaéliens, partout sur la planète (il y a des communautés ismaéliennes au Moyen-Orient, en Afrique, en Asie du Sud-Ouest, en Asie centrale, au Canada, aux États-Unis, en Europe...). Cette diversité se traduit dans les traditions culturelles et linguistiques, et même dans une pratique religieuse hétérogène ; mais la reconnaissance d'un seul imam réunit tous les Ismaéliens.

J.-J. L. - Vous êtes le tenant d'un islam humaniste. Comment réagissez-vous aux violents délires verbaux de certains leaders politico-religieux du Moyen-Orient et aux actes terroristes commis au nom de votre religion ?

K. A. K. - J'ai fait des études d'histoire (en particulier à Harvard) et je me sens très mal à l'aise quand je vois que l'on rend la religion responsable de tous les problèmes humains que l'on ne sait pas résoudre. Quand on évoque le « choc des civilisations », je réponds que l'on a affaire, en réalité, à un « choc des ignorances ». J'estime que la plupart des conflits sont adossés à des problèmes essentiellement politiques. J'insiste : il ne s'agit pas de questions de religion, mais de questions de politique ! La religion n'est souvent qu'un prétexte ou, plus encore, un instrument manipulé par des forces politiques. Ainsi, les problèmes du Moyen-Orient ou du Cachemire sont d'abord des problèmes politiques au sens strict, auxquels se sont ajoutées des dimensions de type religieux. Cette dérive n'est pas propre au monde musulman. Les pays chrétiens ont connu les mêmes affres. Prenez seulement le cas de l'Irlande du Nord...

J.-J. L. - En 2007, vous avez célébré le cinquantième anniversaire de votre accession au statut d'imam des ismaéliens. Quels ont été vos plus grands succès sur cette période ?

K. A. K. - L'époque de la guerre froide a représenté un premier défi d'envergure pour moi. Une grande partie de la communauté ismaélienne résidait dans les républiques soviétiques. Elle se trouvait donc sans contact ou presque avec son imam. À cette époque, au-delà des questions brûlantes de l'actualité internationale, nous nous interrogions sur la position que nous devions adopter vis-à-vis des pays communistes.
La situation était extrêmement complexe. Quel rôle pour notre institution dans ce monde où, partout, le dogme communiste affrontait le dogme capitaliste, sans même parler des tensions internes à chaque pays ? Au bout d'une ou deux décennies, nous sommes parvenus à rationaliser toutes nos activités et à faire en sorte que l'imamat dispose d'institutions internationales crédibles, spécialisées et compétentes, capables de fonctionner dans de nombreux pays et d'aider efficacement les Ismaéliens du monde entier.

J.-J. L. - Vous avez été l'un des précurseurs du micro-crédit - un outil financier qui est devenu l'ultime recours du développement des régions pauvres. Comment l'idée vous en est-elle venue ?

K. A. K. - Au début des années 1960, nous avons pris conscience du gouffre horrible - j'utilise des mots forts car la situation était particulièrement dramatique - qui, dans le tiers-monde, séparait les populations rurales des populations urbaines. Les ruraux étaient complètement marginalisés ! Or nous avons découvert que, en Occident comme dans le tiers-monde, les décisions en matière de soutien au développement étaient prises par des organisations « urbaines ». J'entends par là que les « decision-makers » ne connaissaient absolument pas la réalité de la vie des millions d'hommes, de femmes et d'enfants des campagnes, qui restaient comme invisibles, perdus dans des contrées immenses. Les systèmes politiques nationaux ne concernaient pas ces populations, faute de système de recensement et d'élections efficaces... Sous nos yeux, la grande majorité de la population ismaélienne résidant en Afrique et en Asie se trouvait totalement exclue du processus de développement. Cela a représenté, je dois le dire franchement, une affreuse découverte ! En ce début des années 1960, j'ai totalement inversé nos processus de soutien au développement : j'ai décidé que nous devions, en priorité, apporter à ces populations rurales du tiers-monde - isolées, ignorées, sans leadership local, sans contact avec les décideurs des grandes villes - une aide valable.

J.-J. L. - Quelles ont été vos principales initiatives ?

K. A. K. - En premier lieu, il fallait améliorer l'agriculture elle-même, d'où les « Rural support programs » de la Fondation Aga Khan. Il importait, tout d'abord, d'assurer l'accès à la nourriture. Il faut savoir que nos communautés ont été nombreuses à éviter de peu la famine, par exemple dans l'est du Tadjikistan pendant la guerre civile, au début des années 1990 ; mais aussi en Syrie et dans d'autres pays. Nous avons contribué à consolider l'agriculture dans les pays concernés. Je ne vous cache pas que cela a été plus facile à faire dans les anciennes colonies occidentales que dans les républiques soviétiques où le système de fermes collectives d'État freinait notre action, qu'il s'agisse de la distribution ou de la vente des récoltes.
Et puis, nous nous sommes rendu compte d'un phénomène intéressant. Les fermiers arrivaient en général à produire un tout petit surplus par jour, par semaine, par mois... Ces surplus étaient vendus, et l'argent retiré de cette vente était dépensé en hiver, quand l'agriculture ne produit plus. Comment stabiliser et multiplier ces minuscules épargnes ? C'est pour les consolider que nous en sommes venus à créer la notion de « micro-crédit » en instituant des organisations rurales dont la comptabilité était publique. Le micro-crédit repose sur l'honnêteté de celui qui emprunte, car on ne lui demande pas de garantie. Mais comme la comptabilité est vérifiée et discutée en public chaque semaine, une moralité publique se fait jour, ce qui est remarquable ! Les hommes remboursaient leurs dettes à 98 %, les femmes à 99 %... Nous avons donc créé des organisations au sein des villages ; puis on a associé les villages entre eux. Ces groupements sont allés voir les banques qui, à leur tour, leur ont prêté de l'argent. C'est ainsi qu'un véritable système financier de soutien est né : le micro-crédit, aujourd'hui si bien reconnu. Depuis, notre programme s'est développé de façon continue, si bien que nous en sommes maintenant à la micro-assurance : comment garantir à une famille nombreuse l'accès à l'éducation, à la santé ? Du domaine économique, nous sommes passés au domaine de la protection sociale. C'est un programme que nous développons conjointement avec la Gates Foundation, et nous effectuons déjà des tests en Tanzanie et au Pakistan.

J.-J. L. - Vous avez mentionné l'exemplarité des femmes. Or la condition des femmes dans les pays musulmans suscite souvent les critiques de l'Occident. Sur ce point, quelle est la position de l'imam que vous êtes ?

K. A. K. - Un bref rappel historique s'impose. À l'époque de l'Arabie pré-islamique, les femmes n'étaient que des marchandises, vendues sur les marchés comme du bétail. L'islam naissant a décidé que ce statut était injuste. En islam, l'homme doit avoir le respect de la femme, et la femme le respect de l'homme. Cependant, le souci existe d'éviter un abus de liberté qui ferait de la femme un objet à l'image des dérives occidentales. L'islam rejette profondément la notion de la femme-objet. À l'avenir, et au-delà du monde musulman, je crois que c'est l'abus de la liberté qui fera débat. Dans beaucoup de domaines, en effet, on défend le principe de la liberté, jusqu'à un point où cette liberté a tendance à devenir licence, permissivité, irrespect : là, l'islam dit non.
Cela vaut au-delà de la problématique homme-femme. Prenez la crise économique qui nous frappe : le fond du problème, c'est que l'on a donné trop de liberté à certaines institutions financières - qui en ont abusé et ont basculé dans la licence...

J.-J. L. - Quelles personnalités, d'aujourd'hui ou d'hier, représentent des repères moraux à vos yeux ?

K. A. K. - Je n'utiliserais pas le mot « moral », qui est d'un usage délicat ; je parlerais plutôt d'« humanisme ». Quels sont les hommes et les femmes qui ont démontré un humanisme admirable ? Au cours de ma vie, j'ai rencontré des personnalités de toutes sortes. Des dirigeants politiques, des artistes, des philosophes... parmi ceux qui m'ont marqué, je citerai volontiers les noms de Pierre-Eliott Trudeau, Kofi Annan, Félix Houphouët-Boigny, Jomo Kenyatta, qui fut le premier président du Kenya, Derek Bok (qui a été le président de Harvard pendant plus de vingt ans, un record), ou encore du violoncelliste Yo-Yo Ma, qui a été nommé ambassadeur de la paix pour l'ONU. Tous ces hommes ont eu et ont une qualité extraordinaire : c'est d'être parvenus à sortir de leur propre cadre de valeurs pour se placer dans celui des personnes auxquelles ils s'adressent. Ils ont su se mettre à la place de l'autre pour mieux le comprendre et mieux l'aider. C'est une capacité que j'admire profondément, un talent irremplaçable et malheureusement trop rare.

J.-J. L. - On aime comparer ou opposer les présidents Sarkozy et Obama. Comment les jugez-vous ?

K. A. K. - J'ai l'impression que, avant l'arrivée au pouvoir de ces deux hommes, il y avait une espèce de paralysie sur les grands dossiers internationaux. Heureusement, cela a changé. Les deux présidents sont d'une génération plus jeune. Ils ont certainement le courage de la jeunesse et ils ont assez confiance en leur énergie, en leur éducation et en leurs capacités intellectuelles pour dire : « Ce dossier, je vais le réexaminer. » Tous deux ont démontré de grandes facultés d'ouverture et je pense qu'on peut leur faire confiance. Dire aujourd'hui qu'ils vont résoudre tous les problèmes, ce serait irréaliste. Mais leur rejet des tabous, des rigidités, est très important selon moi. Même en Russie, des dirigeants plus jeunes sont aux manettes. Il existe de par le monde une volonté de changement après des années de blocage marquées, en particulier, par le désastre de la guerre d'Irak, qui a été une horreur. Ces jeunes leaders doivent commencer par réparer le mal qui a été fait avant eux...

J.-J. L. - Des acteurs économiques indépendants comme Bill Gates ou George Soros peuvent-ils contrebalancer les lourdeurs des institutions internationales ?

K. A. K. - L'implication de ces businessmen richissimes dans le domaine du développement est un phénomène merveilleux. Tout d'abord, elle apporte à l'aide au développement une nouvelle dimension économique basée non seulement sur le don mais aussi, et surtout, sur la production de biens. Elle apporte également des connaissances issues du secteur privé, ce que les États ne sauraient fournir. En outre, ces initiatives obligent les États à méditer sur le rapport public-privé. Dans les pays en développement, il y a un vide énorme dans ce domaine : qu'il s'agisse d'éducation, de santé, de finances, il y a trop peu de partenariats entre le public et le privé. Il n'y a pas si longtemps, les institutions financières, dans de très nombreux pays, étaient toutes publiques. Ces institutions étaient sinon inefficaces, du moins manipulées par les gouvernements successifs. Dans le domaine éducatif, par exemple, souvenez-vous des années 1970 : à cette époque, certains gouvernements - aussi bien en Afrique qu'en Asie ou au Moyen-Orient - recherchaient une unité nationale factice en développant l'enseignement de langues que personne ne parlait et qui étaient parfaitement inutiles. Ce nationalisme linguistique avait des conséquences regrettables car les critères comparatifs, à l'échelle internationale, disparaissaient de ce fait ! Par exemple, un diplôme de médecine au Pakistan, en langue ourdoue, ne valait rien hors du Pakistan, ce qui est une absurdité...

J.-J. L. - Justement, parlons du Pakistan. Quel regard portez-vous sur ce pays dont la vie politique est marquée par l'alternance de régimes militaires et de périodes plus ou moins démocratiques, et qui passe aujourd'hui pour le creuset de l'islamisme le plus radical ?

K. A. K. - C'est un État dont les grandes difficultés remontent à sa création, en 1947. Comme vous le savez, le Cachemire, dont une partie est située au Pakistan, est une zone disputée à ce jour. Par surcroît, le gouvernement d'islamabad ne parvient pas à exercer son autorité sur l'ouest et sur le nord-ouest du pays. Dans une telle situation, l'instabilité est, en quelque sorte, structurelle.
Le deuxième grand problème du Pakistan remonte au mouvement d'indépendance qui a fait naître un pays autour de l'appartenance d'une population donnée à la religion musulmane. Mais cette religion elle-même était pluraliste dans ces contrées ; ce qui signifie que, dès l'origine, le ciment national était aussi un ferment de division... Paradoxalement, ces divisions ont été renforcées, peut-être bien malgré lui, par la politique d'islamisation de Zia ul-Haq (1). J'avais pour cet homme un grand respect. Il était profondément croyant et probe, mais il n'était pas un théologien. En voulant rendre le Pakistan plus musulman qu'il n'était, il n'a pas répondu à une question essentielle : de quel islam s'agissait-il ? Cette question n'avait pas été posée. Alors, les sunnites ont pris une certaine direction, les chiites une autre, et puis le problème de l'Afghanistan a surgi en 1979. J'avais des rapports que je qualifierais de « privilégiés » avec Zia ul-Haq. Je n'oublie pas qu'il a autorisé la création de notre université : the Aga Khan University, à Karachi. La première université privée et autonome dans l'histoire du pays. Lors de notre dernière rencontre avant sa mort, en 1988, il m'a dit: « Je crois que j'ai commis une erreur en tentant de faire du Pakistan un pays encore plus musulman, parce que cela a créé plus de forces centrifuges que ce à quoi nous nous attendions. » C'était un homme d'une grande honnêteté.

J.-J. L. - Vous venez de mentionner le problème de l'Afghanistan. Quelle fut l'incidence des développements survenus dans ce pays sur le Pakistan ?

K. A. K. - Après l'invasion de ce pays par l'URSS, en 1979, les Occidentaux se sont dit : « On ne va pas chasser les Russes en intervenant directement ; mobilisons plutôt les Pakistanais. » Mais ces derniers ont fait appel aux plus extrémistes. Résultat : des groupes ultra-radicaux sont entrés en Afghanistan, qui n'est pas un État-nation, seulement un lieu où sont rassemblées des ethnies, des tribus, des visions religieuses divergentes. Ces islamistes ont par la suite essaimé dans toute la zone, y compris au Pakistan. Le Pakistan a donc payé pour avoir été l'auxiliaire de l'Occident dans cette interminable guerre. Dans un tel contexte, les militaires au pouvoir sont apparus comme un élément de stabilité. Au Pakistan comme dans d'autres pays d'Asie et d'Afrique, l'armée au pouvoir a généralement garanti l'indépendance et la stabilité mais a rencontré d'énormes difficultés à faire transiter le pouvoir vers une démocratie réussie.

J.-J. L. - À ce propos, quel est votre jugement sur le concept de « démocratie exportable » revendiqué par l'ancien président américain George W. Bush ?

K. A. K. - Je crois que ce positionnement de George W. Bush sur la démocratie n'était dû qu'à sa volonté de justifier post facto l'invasion de l'Irak. Mais l'important, au-delà du cas irakien, c'est de comprendre pourquoi, dans de nombreux pays, spécialement ceux en développement, la démocratie est aujourd'hui si fragile. À mon sens, l'une des principales explications réside dans la faiblesse de ce que j'appelle la « constitutionnalité ». En effet, l'immense majorité des pays que je connais vit avec des Constitutions dysfonctionnelles, rédigées dans des moments de transition historique - post-indépendances, renversements de régimes - et reposant sur des compromis malheureux, souvent adoptés pour satisfaire une tribu, une minorité, un groupe religieux... De nos jours, de nombreux États débattent de l'opportunité de transformer leurs Constitutions. Regardez ce qui se passe dans les pays du Sud et même en Europe de l'Est : c'est frappant !

J.-J. L. - En Afghanistan, croyez-vous à la mise en place d'institutions civiles et militaires représentatives malgré toutes les difficultés que rencontre ce pays ?

K. A. K. - En Afghanistan comme en Irak, malgré des années d'efforts, on n'arrive pas à créer une armée et une police locales suffisamment efficaces pour garantir la sécurité. Pour stabiliser ces pays de manière durable, il faudrait que les Occidentaux y demeurent très longtemps. Car dans les conditions actuelles, il est extrêmement difficile de former une police nationale afghane valide. Imaginez que je sois un chiite Azara et que je retrouve parmi les autres recrues un Pachtou dont je sais que le père a assassiné mon frère... Il faut laisser le temps faire son oeuvre, c'est la seule solution.
Il n'empêche que je ne préconise certainement pas le fatalisme. Je pense qu'il faut aller au-devant des brasiers politiques et tenter de les éteindre avec des outils politiques. Plus on obtiendra de résultats par des moyens purement politiques, plus on réussira à détacher les notions religieuses et leur pureté apolitique de l'alliage théologico-politique revendiqué par ces groupes et mouvements extrémistes. Aujourd'hui, le monde est divisé : théocraties d'un côté, États laïques de l'autre. On évoque parfois, à juste titre, les trois « théocraties » que sont, chacune à sa manière, l'Iran, Israël et l'Arabie saoudite... Supposez leur transformation, et vous aurez un monde différent ! Si j'ose dire, il faut rendre la politique à la politique et Dieu à Dieu...

J.-J. L. - La Constitution israélienne, qui empêche la formation de majorités claires et stables, ne représente-t-elle pas, elle aussi, un frein organique à l'établissement d'une paix durable entre l'État hébreu et ses voisins ?

K. A. K. - Je ne suis pas suffisamment au courant des particularités de la Constitution israélienne ; mais, comme je vous l'ai dit, le problème des Constitutions dysfonctionnelles est sans aucun doute l'une des sources les plus répandues à l'origine de l'instabilité politique dans un très grand nombre de pays.

J.-J. L. - Qu'est-ce qu'Israël devrait faire à présent pour obtenir une paix durable ?

K. A. K. - Je n'ai jamais voulu m'engager dans ce débat, mais je crois qu'il y a une condition sine qua non : c'est un État palestinien viable. Par ailleurs, je vais vous surprendre en vous disant que, pour moi, l'une des conditions de la paix réside dans l'acceptation de l'État d'Israël par la minorité chiite du monde musulman. L'Irak a une majorité chiite, de même que Bahreïn ; et les chiites ont toujours été très nombreux au Liban. Le gouvernement syrien est présidé par Bachar el-Assad qui est chiite lui-même. C'est une clé essentielle, et le président Sarkozy l'a bien compris. Un accord avec les pays sunnites, c'est très bien ; mais ce n'est pas suffisant.

J.-J. L. - Comment analysez-vous l'évolution actuelle de l'Iran ?

K. A. K. - La direction que prend l'Iran est un phénomène très préoccupant pour le monde entier, y compris pour les autres pays chiites. À mes yeux, la cause première de la révolution iranienne remonte à la gestion économique malheureuse du régime du Shah : je regrette de devoir dire que, de tous les chefs d'État que j'ai connus, il était probablement celui qui comprenait le moins bien les questions économiques - ou peut-être était-il profondément mal conseillé... Cette lacune a provoqué une multiplication de foyers d'opposition. Il a suffi que Khomeyni se présente pour que l'Histoire bascule. Moi qui suis chiite, lorsque j'ai écouté ses discours, je me suis dit que pas un chiite au monde ne resterait insensible à ses prêches !

J.-J. L. - Voilà qui nous amène à la question nucléaire, toujours si inquiétante : l'accès à l'énergie nucléaire civile doit-il être reconnu à tous les États ?

K. A. K. - Il me semble que, aujourd'hui, il y a une tendance à ériger en règle une « non-prolifération » qui concerne la totalité de la technologie nucléaire, à finalité civile comme militaire. En effet, les conditions posées à la vente du nucléaire civil ressemblent à une forme de colonisation par la technologie dans la mesure où les pays les plus avancés insistent pour conserver toutes les « clés ». On est donc très loin d'une « démocratisation » de cette énergie ! Peut-être suis-je naïf, mais je défends une autre approche, ce que j'appelle « prolifération positive ». Je suis favorable à la diffusion de la technologie nucléaire civile. Naturellement, il faut mener à bien une réflexion pointue sur les conditions de cette « prolifération positive » : comment se mettre à l'abri des problèmes environnementaux ? Comment éviter le détournement du nucléaire civil à des fins militaires ? J'ai étudié l'histoire, comme vous le savez ; eh bien, il n'y a jamais eu un progrès scientifique d'importance globale dont on ait pu stopper le développement. Cette prolifération positive que j'appelle de mes voeux repose sur un principe simple : oui à l'énergie, non aux armes.

J.-J. L. - Comment juger l'attitude ambiguë de l'Iran sur ce sujet ?

K. A. K. - La politique actuelle de l'Iran dans ce domaine inquiète le monde, ainsi que de nombreux pays musulmans. Si Téhéran venait à obtenir l'arme nucléaire, certains États de la région pourraient très bien se doter de la bombe à leur tour, et l'Occident les y aiderait probablement. L'ambiance est tendue, voire paranoïaque. Toutefois, à travers l'Agence internationale de l'énergie atomique, il importe de développer et de maintenir une collaboration constructive avec les autorités iraniennes sur ce sujet. L'Iran pourrait même contribuer à une dénucléarisation militaire globale ! C'est ce que j'ai dit aux Iraniens depuis plusieurs années : « Votre histoire est celle d'un pays intellectuel plusieurs fois millénaire qui a apporté à l'islam toute la richesse de sa culture et de sa réflexion philosophique. Poursuivez dans cette voie qui vous est propre, et le monde vous en saura gré. »


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