FACE A FACE

avec l'Aga Khan

Par Roger Priouret

(L'Expansion, mars 1975)


J'imaginais - comme beaucoup de Français, sans doute - l'Aga Khan tel son grand-père et son père: une personnalité très parisienne, bien rodée aux charmes de la "High Society", logé dans un luxe riant et menant une vie joyeuse et en grande partie oisive.

Déjà, l'entrée de son appartement du quai aux Fleurs est une surprise. A même la pierre grise de la maison, on s'est contenté de poser d'immenses tapisseries sombres. Tous les meubles sont foncés, presque noirs. J'ai peu connu de salons et de bureaux aussi austères - et même, pourquoi ne pas le dire? - aussi tristes. Quant à l'homme lui-même, précocement épaissi, il est un peu à l'image de l'appartement. Sa conversation aussi. Certes, milliardaire, il a sa place parmi les milliardaires; moins à Paris (où il voit des camarades d'études) qu'à Saint-Moritz, en Suisse, où il retrouve les puissants du monde. Et la collection de ses valises, au matin d'un départ, est impressionnante.

Mais cet héritier d'un grand-père rieur qu'il admirait, et d'un père oisif qui l'a peu influencé, a la vie et le langage d'un homme de devoir. Une conscience aiguë de son rôle religieux. Le sentiment des tâches que lui impose sa fonction aux limites de la politique et de la charité, de chef d'une communauté musulmane partout minoritaire dans l'Islam et partout jalousée parce que surtout composée de commerçants.

La solidarité tenace au sein de cette communauté draine vers lui d'énormes ressources et en fait, par nécessité, un peu l'équivalent des responsables des grandes fondations américaines; il faut donc savoir, et dégager des ressources, et épargner pour investir judicieusement, et, enfin, donner à bon escient. La formation de Harvard lui a été précieuse. Mais il faut aussi faire tout cela dans des pays en pleine ébullition, où le pouvoir est changeant, où la prison, le bannissement et même le meurtre sont faciles.

Sur l'étendue des fonds gérés, l'Aga Khan est discret. Il ne livre aucun chiffre, pas plus que le Vatican. Et pas davantage ceux de sa fortune personnelle.

ROGER PRIOURET.- Vous êtes, avant tout, le chef de la communauté ismaili; mais les Français ont du mal à la replacer dans l'ensemble du monde musulman.

AGA KHAN.- La religion musulmane est divisée en deux branches principales: les chiites et les sunnites. A l'intérieur de ces deux branches, il y a de multiples divisions.

La Communauté est une secte de la branche chiite. La différence fondamentale entre sunnites et chiites est le problème de la succession du prophète Mahomet, de la direction que devaient prendre les croyants à l'époque, de la structure de l'Etat musulman.

Les chiites maintiennent que la direction religieuse de la communauté musulmane revient à Ali, qui était le neveu de Mahomet en même temps que son gendre. Cette direction devait rester dans la famille d'Ali par sa descendance mâle. Au sein de la branche chiite, au courant des siècles, il y a eu des divergences sur la généalogie et sur les véritables successeurs. Les ismailis sont donc des musulmans chiites, et ma famille remonte à Ali. Je suis le 49e imam depuis Ali. Dans les pays de l'ouest, il existe quelquefois une certaine confusion entre Ismail et Ismaël, ce dernier étant un prophète de l'Ancien Testament, tandis qu'Ismail est le 6e imam dan la succession directe d'Ali.

Il y a entre douze et quinze millions d'ismailis dans le monde. Je ne connais pas le chiffre exact. Ils sont tellement dispersés qu'il est difficile d'en connaître le nombre.

Ils se trouvent, aujourd'hui, dans environ vingt-cinq pays. Il y a d'abord une grande zone géographique asiatique, qui comprend notamment l'Inde, le Pakistan, l'Afghanistan et l'Iran, où les ismailis sont nombreux; puis il y a une concentration importante sur la côte orientale de l'Afrique, depuis l'Ouganda jusqu'à Madagascar. Il y a une troisième zone qui résulte de déplacements en Afrique vers l'ouest et qui, peu à peu, s'est étendue dans le Zaïre, le Ruanda, le Burundi, la Côte-d'Ivoire, etc.

Au Moyen-Orient, il y a également des ismailis en nombre assez important en Syrie. Mais les concentrations principales sont les deux premières, c'est-à-dire l'Asie et l'Afrique orientale. Il faut toutefois se rendre compte que tout bouge en ce moment dans le monde, et certaines révolutions d'Afrique ont amené des ismailis à quitter le continent pour s'installer, notamment, au Canada et un peu aux Etats-Unis.

R.P.- Quel est votre rôle au sein de cette communauté?

A.K.- Il est double. L'imam doit diriger les ismailis sur la pratique de la religion de tous les jours, interpréter le Coran pour eux, selon notre théologie.

Sur le plan religieux, l'autorité de l'imam est absolument totale. Les ismailis croyants suivent ce que dit l'imam comme étant la seule interprétation juste. C'est fondamental et caractéristique de notre religion - encore que l'on retrouve peut-être dans le cas du pape quelque chose de très proche dans la religion catholique.

Ce n'est pas tout. L'imam est aussi responsable pour l'aide et l'assistance aux ismailis dans la vie matérielle de tous les jours. Pas directement, bien sûr, mais dans le sens qu'il les aida à créer les institutions nécessaires pour progresser matériellement.

Cette intervention devient plus importante quand il y a crise, comme en Ouganda récemment, ou en Birmanie dans les années 60. Les ismailis, dont les concentrations les plus importantes sont dans des pays en voie de développement, se trouvent souvent face à des problèmes dramatiques et l'imam doit intervenir et les conseiller.

Naturellement, l'imam ne peut pas tout faire tout seul. La communauté ismaili est structurée. Les pays sont divisés en provinces, et à chaque province correspond un conseil qui est nommé par l'imam sur la proposition du conseil précédent. Plus exactement, le conseil précédent propose trois listes à l'imam, qui choisit.

Les conseils provinciaux sont sous l'autorité d'un conseil national qui s'occupe de l'ensemble du pays.

Ce conseil national se trouve, lui dans la plupart des cas, sous l'autorité d'un conseil qui groupe un ensemble de pays, et que l'on pourrait appeler conseil régional. Par exemple, il y a un conseil pour l'Afrique tout entière. Nous en avons un autre que couvre le Canada, les Etats-Unis et l'Europe occidentale.

En revanche, il n'y en a pas en Asie. Les conseils régionaux et, là où ils n'existent pas, les conseils nationaux sont en rapport direct avec l'imam.

Il faut savoir que tous les hommes qui travaillent dans ces conseils le font gratuitement. Ils prennent le temps nécessaire sur leur vie professionnelle et familiale.

A chaque conseil est attaché un tribunal, dont les membres sont tous ismailis, et qui appliquent la loi familiale ismaili là où la législation des pays admet des tribunaux traditionnels religieux.

R.P.- En ce qui concerne les jubilés et les pesées, il y a tout de même une légende à ce propos. Vous percevriez, tous les ans, votre poids en or ou en diamants?

A.K.- C'est vraiment une légende. Mon grand-père a été le 48e imam pendant plus de trois quarts de siècle. Les croyants ont voulu marquer le succès de son imamante par quatre jubilés. Il a reçu l'équivalent de son poids tantôt en platine, tantôt en argent, tantôt en diamants. Ces fonds, reçus symboliquement par lui, ont été à la base de la création de nouvelles institutions de la Communauté. Il ne les a pas gardés.

Un exemple entre autres: l'Aga Khan Platinum Jubilee Hospital de Nairobi, qui comprend 250 lits, et qui est ouvert à tous, quelle que soit leur race ou leur religion, a été construit en 1957 avec les fond provenant du jubilé.

Il ne faut pas confondre - mon grand-père ne l'a pas fait, et moi-même je ne confonds pas - la fortune personnelle et les ressources de la communauté religieuse. Car comme toute communauté religieuse, celle des ismailis a ses ressources. L'imam en a la disposition et les gère à son entière discrétion, compte tenu des nécessités de la communauté.

Il y a ainsi tout un réseau d'institutions qui ont été créées par l'imam. Cela va de la crèche dans une petite province d'Afrique jusqu'à la banque ou à la société d'assurances, ainsi qu'à la société de promotion industrielle ou de promotion touristique; toutes sociétés qui aident les ismailis à se développer. Parallèlement, il y a tout un réseau de services, que vous appelez équipements collectifs, et qui comprend l'éducation, la médecine, le logement…

Il y a aussi un département philanthropique; mais, pratiquement, nous ne prenons jamais personne totalement en charge. C'est un principe que nous essayons de maintenir. Si quelqu'un se trouve en difficulté, on l'aide. Voici, par exemple, une famille rejetée de l'Ouganda qui part sans rien, pour le Canada. Nous lui faisons un prêt avec un taux d'intérêt infime, mais elle doit au moins chercher à rembourser peu à peu, quand sa situation s'améliore. Pour l'enfant de cette famille, nous lui assurons l'éducation scolaire, mais il devra chercher à rembourser une fois ses études achevées. S'il rembourse, on en est ravi, car ces sommes serviront à d'autres; s'il ne le fait pas, nous ne l'obligeons pas. En général, nous ne sommes pas un organisme qui se contente d'assister.

Tout cela représente une grande partie de mon travail. Ce n'est pas un travail uniforme, sans secousses, car la communauté ismaili souffre de toutes les crises des pays où elle est installée. Il n'y a donc pour moi ni week-ends ni dimanches. Si la guerre éclat entre l'Inde et le Pakistan, ou des troubles au Moyen-Orient, en Afrique, des mesures sont à prendre immédiatement.

R.P.- D'où menez-vous cette activité?

A.K.- De Paris et de Suisse. Je vis fréquemment en France. Mes bureaux principaux sont à Paris. Mais toute l'administration financière institutionnelle de la Communauté se fait de Suisse, où il y a un groupe de personnes qui travaillent, soit directement pour moi, soit à travers une société - l'IPS-Suisse - qui s'occupe surtout de toutes les activités économiques.

Ces activités de l'IPS méritent une explication. Au moment où mon grand-père est décédé, les ismailis s'occupaient essentiellement de commerce. J'ai considéré cette situation comme dangereuse. Une communauté dont la vie matérielle dépend d'une seule activité est sujette à des pressions politiques, comme le démontre l'histoire des sectes ou des groupes minoritaires.

Je me suis donc mis à travailler dans cette direction depuis 1957. C'est-à-dire depuis que mon grand-père est mort.

R.P.- Votre père n'a pas exercé?

A.K.- Non, mon grand-père m'a nommé lorsque j'avais vingt ans; j'étais encore à l'université.

J'ai donc interrompu mes études pour exercer mes nouvelles fonctions. J'ai trouvé une situation inquiétante, en raison du processus de décolonisation qui allait nécessairement bouleverser tant de choses dans la vie de tous les jours des ismailis et, entre autres, dans leurs moyens d'existence.

J'ai visé, tout de suite, deux objectifs: le premier - l'éducation - devait être à la fois immédiat et substantiel, pour permettre à ces familles de commerçants de retrouver une mobilité physique en cas de crise. Il fallait, si ces hommes devaient émigrer, qu'ils trouvent des portes ouvertes. Un très grand effort su le plan scolaire a été fait en Afrique et en Asie de 1957 à 1970.

L'autre objectif était la diversification des activités économiques de la Communauté. Depuis dix ans, un grand nombre de jeunes ont été formés dans des domaines qui n'ont rien à voir avec le commerce courant. Ils ont été initiés à l'industrie, au tourisme, et à bien d'autres activités professionnelles.

Cet effort a été considérable, mais rendu souvent difficile en raison, précisément, des secousses qui ont affecté tous les pays décolonisés.

R.P.- Combien avez-vous de collaborateurs en Suisse?

A.K.- Dix ou douze. Ces chiffres paraissent faibles par rapport au gigantisme de l'activité de la Communauté. Mais je vous rappelle que notre organisation est très décentralisée. Le véritable travail se fait par ces conseils régionaux, nationaux et provinciaux. Nous n'avons, en Suisse et à Paris, qu'à coordonner et à planifier. Mais, évidemment, s'il y a crise, les gens sur place prennent directement contact avec moi quand la situation est telle qu'elle ne peut pas être résolue au moyen d'instructions déjà reçues, ou lorsqu'ils ne savent pas comment l'affronter.

R.P.- Et votre fortune personnelle? A.K.- Je l'ai héritée de mon grand-père. Il l'avait lui-même acquis de son grand-père et l'avait extrêmement bien gérée. A son décès, cette fortune a été distribuée à chaque membre de la famille.

R.P.- Il y avait plusieurs héritiers?

A.K.- Oui, sa veuve, mon père et mon demi-oncle. Quand mon père est décédé, il y avait trois héritiers: ma soeur, mon frère et moi-même. Nous avons donc chacun à nous occuper de nos affaires personnelles.

Cette fortune n'a du reste rien de commun avec celles, parfois fabuleuses, qu l'on connaît aux Etats-Unis ou ailleurs. C'est vrai que je manie de gros chiffres; mais la méprise vient de ce que l'on confond les activités de l'imamate et les miennes propres.

Il y a un autre point qui est mal compris en Europe. La tradition chrétienne mettait les hommes de religion à l'écart de la vie de tous les jours. Cette division n'existe pratiquement pas dans la théologie musulmane. Le Prophète lui-même était un marchand. Le célibat, de même, est pratiquement inconnu. Si vous allez dans un pays musulman, vous voyez et côtoyez l'imam de la mosquée: il est marié, a son commerce à cent mètres de la mosquée, et perçoit des revenus sous forme de dons de la part des croyants, dont il est le gérant désintéressé.

R.P.- En quelle année êtes-vous né?

A.K.- En 1936

R.P.- Vous avez fait vos études en Angleterre?

A.K.- C'est encore une légende. Je n'ai jamais vécu en Angleterre. Je suis né en Suisse. J'y ai passé les deux ou trois premières années de ma vie. Puis j'ai été au Kenya pendant les cinq ans de guerre. Je suis ensuite revenu en Suisse, où j'ai fait neuf ans d'études. Et je suis allé à l'université Harvard.

Je vous ai dit que mes études avaient été interrompues par la mort de mon grand-père; mais je les ai reprises après un certain temps et j'ai obtenu un diplôme de "Bachelor of Arts" (B.A. with honours).

Cette interruption n'a pas été fâcheuse, car elle m'a enrichi par l'expérience que j'ai acquise en voyageant pour reprendre, après le décès de mon grand-père, la direction et la gestion des affaires de la communauté.

R.P.- Qu'es-ce qui, au total, vous prend le plus de temps?

A.K.- Il m'est difficile de vous le dire d'une manière précise, car tout change (ou peut changer) de jour en jour.

Toutefois, je peux dire ceci: on ne doit pas modifier la religion tous les jours. Les évolutions sont lentes, et c'est donc là un travail continu qui a son propre rythme, souvent plus lent que les bouleversements politiques et économiques de nos temps modernes.

Ce qui me prend le plus de temps, ce n'est pas non plus la gestion des biens de l'imamate puisque, comme je vous l'ai dit, elle est très décentralisée. Je donne surtout des conseils.

Mon vrai problème, qui bouleverse tout mon emploi du temps, ce sont les crises dans les pays en voie de développement. Là, il faut agir tout de suite. C'est la vie des hommes qui est affectée. Or, depuis 1957, ce n'est que crise après crise.

R.P.- Est-ce que, dans la communauté ismaili, l'attachement à la religion reste le même?

A.K.- D'après ce que je peux voir, oui. Dans l'ensemble de pays musulmans, je serais porté à répondre oui, également. Quant à vous dire si cela continuera ainsi, je ne me risquerai pas à une telle prophétie.

R.P.- Vous visitez tous ces pays?

A.K.- Je voyage beaucoup, en effet. J'essaie d'aller dans chacun d'eux au moins tous les deux ou trois ans. Ces visites sont programmées. Elles sont marquées par des réunions de travail. Elles me permettent de juger directement l'éffort accompli. Je crois que le rythme de deux ou trois ans est le bon, car je peux juger avec un certain recul. Mais s'il était plus espacé, je perdrais le contact.

Croyez bien que les changements dans les pays en voie de développement ne sont pas seulement dramatiques pour les hommes: il le sont aussi pour ceux qui ont à gérer une communauté. Pensez qu'en Birmanie, par exemple, on a, en une heure, démonétisé tous les billets de banque, tous les avoirs liquides, y compris les dépôts dans les banques. Vous imaginez ce que cela veut dire pour une communauté dont la plupart des membres étaient, à l'époque, des commerçants.

R.P.- Dans l'ensemble, la communauté ismaili est assez aisée?

A.K.- Non. Certes, il y des gens aisés qui sont, en général, dans les centres urbains importants et qui, actuellement, se reconvertissent à de nouvelles activités.

Mais il y a aussi des pauvres. Prenez l'Inde, par exemple. Vous avez des ismailis aisés et qui ont même une petite fortune. Au contraire, dans une région telle que le Kathiawar ou, au Pakistan, dans la province du Sind, il y des paysans extrêmement pauvres. Il existe la même différence en Iran entre ceux qui participent à la vie des affaires dans les centres urbains et ceux qui dépendent de l'agriculture pour vivre.

R.P.- On a beaucoup parlé de votre activité en Sardaigne. Vous êtes également propriétaire d'une écurie de courses.

A.K.- Parlons de chevaux d'abord. Avec l'éducation que j'ai eue, j'ignorais tout, à la mort de mon grand-père et à celle de mon père, des problèmes hippiques. Cela ne présentait aucun intérêt pour moi.

C'est à la mort de mon grand-père que je me suis posé la question: voici une activité traditionnelle; dois-je l'interrompre ou pas? J'avais de doutes et j'ai réfléchi pendant six mois. J'ai pensé à toutes les obligations que j'avais découvertes à la mort de mon grand-père, et je me suis demandé si cela était compatible avec l'intérêt que je pourrais porter aux chevaux. Et puis j'ai tranché. Finalement, j'ai compris qu'après trois générations il serait dommage de laisser mourir une entreprise traditionnelle, qui est valable. Donc, l'écurie continue.

Je ne connaissais rien aux chevaux, j'ai cherché à apprendre. Ce qui était à l'origine un sport est devenu maintenant une industrie mettant en cause des sommes très importantes.

R.P.- Vous ne perdez pas trop d'argent? En général, une écurie de courses n'est pas considérée comme une activité rentable.

A.K.- Vous savez, c'est une activité qui n'a pas d'équivalent ailleurs. On ne peut rien y programmer.

R.P.- Vous avez combien de chevaux?

A.K.- Entre 180 et 200.

R.P.- C'est un capital très important.

A.K.- C'est devenu aussi une industrie. Je dirais même une industrie avec ses problèmes de main-d'oeuvre, de syndicalisme, de marketing, etc.

R.P.- Mais, enfin, perdez-vous ou gagnez-vous de l'argent?

A.K.- Je suis avec attention les problèmes financiers de l'écurie. Je peux vous dire que, sur quinze ans, j'arrive difficilement à un équilibre. J'ai eu de très mauvaises années et d'autres très bonnes. Dans l'ensemble, je n'ai pas perdu d'argent; mais atteindre un équilibre est, à mon avis (surtout dans les circonstances actuelles), une très belle réussite.

R.P.- Et la Sardaigne?

A.K.- C'est tout à fait autre chose.

Les chevaux sont devenus ma distraction, ma détente. La Sardaigne, c'est une entreprise.

Après la mort de mon père, j'ai cherché un endroit pour m'isoler.

J'avais créé un petit consortium de journaux dans l'Est africain.

R.P.- Pour la Communauté?

A.K.- Non: cela aurait été dangereux du point de vue politique. Non, c'était pour moi, personnellement.

C'est en m'occupant de ces journaux qu'on m'a montré, un jour, des photographies de la Sardaigne. Et sans l'avoir visitée, j'ai acheté quelque chose là-bas, vers juillet-août 1969. C'était uniquement un terrain, pour moi, et de dimensions modestes. C'est en décembre 1960 que je l'ai visité, et j'ai été déçu, car il n'y avait rien du tout. C'était comme une réserve de chasse; sur des kilomètres, il n'y avait aucune habitation et, bien entendu, ni eau, ni électricité, ni activité économique quelconque. J'étais mécontent d'avoir investi dans cet endroit, et je pensais en moi-même que mon grand-père ne l'aurait jamais fait sans venir se rendre compte lui-même d'abord.

R.P.- Il a compté beaucoup pour vous?

A.K.- Enormément. C'était le chef de la famille, donc, celui qui prenait toute décision importante à mon égard, presque à la place de mon père. C'était le vrai chef traditionnel de la famille, au sens musulman.

R.P.- Il avait beaucoup d'affection pour vous?

A.K.- Je le crois. Moi, en tout cas, j'en avais beaucoup pour lui; et également beaucoup d'estime, car c'était un homme tout à fait remarquable.

Mon premier sentiment, quand je suis arrivé en Sardaigne, a été de me souvenir de lui et de ce qu'il me disait; car il n'aimait pas risquer une mise sans voir où il allait.

Je suis retourné en Sardaigne, en avril 1961; cette fois, avec le printemps, le pays était beaucoup plus plaisant.

Du coup, j'ai décidé d'y retourner en juillet de la même année avec un tout petit bateau et des amis, et je suis, pendant ces vacances, littéralement tombé amoureux de la Sardaigne. Pour sa tranquillité, pour ses couleurs extraordinaires, pour la merveilleuse mer qui l'entoure.

Alors, j'ai acheté un terrain d'une douzaine d'hectares. L'avocat qui a fait la transaction a voulu s'y associer. D'autres propriétaires sont venus. Ils m'ont demandé de prendre la présidence du consortium. J'ai accepté.

Et cela à été, en quelque sorte, un engrenage. Il a fallu créer toutes les activités nécessaires à des vacances, non seulement pour nous, mais pour les acquéreurs.

R.P.-C'est devenu une affaire importante.

A.K.- Oui, très importante. C'est un gros investissement. Avec une activité immobilière et industrielle, en même temps que touristique.

Quand j'ai commencé, je ne pensais pas que cela aurait un intérêt pour la communauté ismaili. Après quelques années, je me suis aperçu que j'avais acquis, ainsi que les membres de mon organisation en Sardaigne, des connaissances professionnelles qui pouvaient être utilisées ailleurs, au profit de la Communauté. Et j'ai dirigé des hommes que m'avaient aidé en Sardaigne et avaient appris le métier du tourisme sur d'autres projets qui, cette fois, intéressaient directement notre Communauté.

R.P.- Vous avez tout de même une activité personnelle dans le tourisme en dehors de celle de la Sardaigne.

A.K.- Oui, en Tunisie, en Afrique orientale et maintenant, depuis peu, au Pakistan. La Communauté a beaucoup contribué à ce que le tourisme, au Kenya, soit devenu l'activité nº1, dont la prospérité ne s'est jamais démentie.

R.P.- Qui gère votre fortune personnelle?

A.K.- Ce n'est pas une fortune qui demande beaucoup de gestionnaires. On avait posé à mon grand-père la question de savoir s'il était l'un des hommes les plus riches du monde. Il avait répondu: "Je ne suis ni parmi les cent, ni parmi les mille, ni parmi les dix mille hommes les plus riches du monde."

R.P.- C'est une fortune immobilière?

A.K.- Non; elle est très diversifiée.

R.P.- Mais il y a bien quelqu'un que la gère?

A.K.- Ce sont plusieurs personnes. Et c'est moi qui coordonne.

R.P.- Vous avez plusieurs enfants?

A.K.- Trois; une fille et deux garçons.

R.P.- Vous les préparez à la succession?

A.K.- J'espère avoir le temps d'y penser. Ma fille aînée n'a que quatre ans. Le plus grand de mes fils trois ans, et mon dernier, quelques mois seulement.