Le Prince aux 500 pur-sang

ENTREVUE DONNEE PAR SON ALTESSE KARIM AGA KHAN

A PARIS MATCH.

Octobre 1997.



A la veille du grand Prix de l'Arc-de-Triomphe, l'Aga Khan nous a ouvert les portes de ses haras de France et d'Irlande: le plus ancien et plus prestigieux élevage d'Europe fête ses 75 ans.


Quand le prince rend hommage au maître étalon...L'Aga khan salue du bureau de l'un de ses trois haras irlandais l'un des jeunes pur-sang qui, peut-être, lui donnera un jour le frisson familier du vainqueur. Fondée aux Indes par son arrière-arrière-grand-père, l'écurie aux couleurs vert et rouge devient célèbre en 1924, lorsque l'Aga Khan III remporte son premier Jockey Club. Depuis, ses descendants cultivent avec enthousiasme l'amour des chevaux de course. Une passion qui exige aujourd'hui des investissements très lourds. A la veille du week-end de l'Arc-de-Triomphe, où il engage six chevaux, Karim songe à la relève. Sa fille, Zahra, qui possède maintenant sa propre écurie, est en selle pour aborder le IIIe millénaire au grand galop.


(L'entrevue suit la photo)

PARIS MATCH. Monseigneur, vous avez hérité en 1960 des haras et des écuries de votre père. Qu'en est-il trente-sept ans après?


Aga Khan. J'ai maintenu la tradition d'un élevage purement familial avec lequel J'ai obtenu des résultats constants parmi les meilleurs d'Europe. Toutefois, cette réussite se situe dans un cadre raisonnable, car cette activité, aussi merveilleuse soit-elle, n'est évidemment pas la seule à laquelle Je me consacre. Heureusement, d'ailleurs, parce que la victoire n'étant ni mécanique ni mathématique, on en obtient rarement plus d'une sur quatre partants et demi.


P.M. Et pourtant, vous avez plus d'un siècle de savoir-faire derrière vous, dont soixante-quinze ans en Europe!


A.K.C'est en effet Mon arrière-arrière-grand-père qui a fondé l'écurie de course aux Indes. Quant à Mon grand-père, il a gagné son premier Jockey Club en 1924 et s'est occupé activement, jusqu'à sa mort, en 1957, de son écurie, que J'ai reprise à la disparition de Mon père, trois années plus tard. Je n'avais alors que très peu de contacts avec le monde hippique et J'ai dû, à 23 ans, tout jeune Imam des Ismaéliens désigné par Mon grand-père, choisir entre persévérer ou disperser cet héritage. Après six mois de réflexion, J'ai finalement décidé de relever le défi, tout en sachant qu'il Me faudrait être à la hauteur des générations précédentes et Me soumettre à des années d'apprentissage.


P.M. Ce qui était naguère une élégante passion ne s'est-il pas aujourd'hui transformé en industrie?


A.K. Il est effectivement extrêmement lourd de mener avec succès une écurie de course si elle n'est pas d'une certaine taille; les résultats ne se mesurent en effet que sur le long terme. Un minimum de quinze ans est généralement nécessaire pour espérer obtenir un élevage convenable sans engager de trop importants investissements de lancement. De 15 juments au départ, il faut parvenir à un minimum de 40 à 45 pour pouvoir tourner, mais malheureusement les coûts de gestion ne sont guère comparables avec ce qu'ils étaient autrefois. Désormais, cette activité ne peut être gérée que comme une entreprise: ne pas posséder assez de juments signifie forcément des probabilités de succès plus lents! Je dois donc tourner avec une moyenne annuelle de 165 juments pour atteindre l'effectif de poulains minimums optimal, soit autour de 180 chevaux à l'entraînement sur trois générations, des 2 ans, des 3 ans et des 4 ans. Éleveur traditionnel, Je Me trouve confronté à des éleveurs qui, en réalité, achètent, élèvent et font courir des chevaux pour les commercialiser ensuite. La présence relativement récente d'un certain nombre de propriétaires du Moyen-Orient et les sommes importantes qu'ils investissent sont des facteurs nouveaux dans l'évolution de l'industrie du pur-sang. Ma famille et Moi-même sommes restés conservateurs: nous faisons uniquement courir des chevaux nés et élevés dans nos haras.


P.M. Vous impliquez-vous personnellement?


A.K. Je l'ai surtout fait au début. Depuis, Je Me suis entouré de précieux collaborateurs. J'essaie au maximum d'aller voir courir Mes pur-sang confirmés. Mais, quand un 2 ans débute, ou quand un cheval tente sa chance pour la première fois dans une classe supérieure, Je Me déplace toujours,tant l'émotion est immense. En réalité, que ce soit une petite course ou l'Arc-de-Triomphe, une victoire reste un moment unique qui ne se calcule pas forcément en termes économiques; elle procure une joie incomparable, à la fois individuelle et collective. Ma plus grande émotion, Je l'ai éprouvée lorsque J'ai gagné Mon premier Derby d'Epsom avec Shergar en 1981, épreuve que J'ai ensuite remportée à deux autres reprises avec Shahrastani et Kabyasi, des chevaux de Mon élevage. Avec cinq victoires, Mon grand-père détient toujours le record absolu. Tous ceux qui, comme Moi, se passionnent pour l'élevage et les courses de pur-sang le font pour la valeur intrinsèque de l'aventure, et non pour le tam-tam entourant une grande épreuve.


P.M. La structure des courses est-elle surannée?


A.K. Le monde hippique doit naturellement se moderniser et recourir à tous les moyens de communication actuels. Afin de mobiliser un plus vaste public, il faudrait faire appel largement à la sponsorisation. Je crois d'ailleurs être parmi les premiers à avoir développé la notion du week-end événement avec celui de l'Arc-de-Triomphe,conçu par une société que Je contrôlais. Aujourd'hui, Mes haras sponsorisent la plus grande course de 2 ans en Irlande, où est implanté le plus gros de Mon élevage. Entre trois et six ans sont généralement nécessaires avant qu'un sponsor puisse escompter un résultat quantifiable. A l'inverse, celui qui se cantonne trop longtemps au même événement a tendance à perdre son avantage. Que ce soit le gouvernement français ou les équipes dirigeantes des autres pays européens, nul n'a intérêt à voir disparaître un sport qui génère de nombreux emplois et des ressources importantes.


P.M. Pour élever et faire courir des chevaux en France, faut-il forcément être richissime?


A.K. Non, mais particulièrement avisé. Lorsqu'on n'est pas fortuné et qu'on a l'ambition d'entrer dans l'univers des courses, mieux vaut se mettre à plusieurs pour acheter un cheval; le bonheur de le voir courir et gagner est aussi intense, et, quand on perd de l'argent, les déboires sont divisés. Avec les années, on peut multiplier le jeu des participations et des probabilités. Propriétaire unique, la totalité du risque vous incombe.


P.M. Cette passion n'est-elle pas envahissante?


A.K. Il es difficile de vous répondre, parce que Je M'y consacre par périodes: au moment des croisements, de janvier à mars, et entre juin et septembre, où Je suis assez pris par les courses. Néanmoins, élever et faire courir des pur-sang est une activité extraordinaire dans laquelle il est facile de se perdre totalement. Elle fluctue sans cesse entre la logique et l'insaisissable et finit par vous hypnotiser.


P.M. Etes-vous fier d'être la sixième génération des Aga Khan à faire courir des chevaux?


A.K. Fier, sûrement, car Je considère que toute tradition familiale qui a survécu au-delà de trois quarts de siècle est importante. J'avoue que le fait d'avoir relevé ce défi, qui n'était guère évident au départ, Me donne d'immenses satisfactions. Avec ma fille Zahra, qui a maintenant elle aussi ses chevaux, nous abordons la septième génération.


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