Jeune Afrique - Intervue - Aga Khan

jeune afrique, hebdomadaire international

Karim Agha Khan, prince de l'islam et homme d'affaires

(Propos recueillis par Anne Loesch)

Le prince Karim, avait vingt ans quand il devint l'Agha Khan IV, chef religieux de la communauté ismaélienne. Il a aujourd'hui trente ans, un vie remplie, une organisation minutieuse, peu de loisirs... Karim est né à Genève, d'une mère appartenant à l'aristocratie anglaise. Il tient son excellente éducation du "Rosey" en Suisse. Il y laissa un brillant souvenir de ses prouesses sportives. Le choix que son grand-père fit en sa personne et qui, du jour au lendemain, le désigna comme le quarante-neuvième imam, il ne s'y attendait pas. Il poursuivait encore ses études à Harvard et songeait à préparer une thèse, en 1957.

Découvrir les ismaéliens

Devenu Agha Khan, le prince Karim entreprit d'abord de connaître les communautés ismaéliennes dont il était promu responsable: cela lui prit une année de voyage à travers le monde. Puis, après avoir obtenu son diplôme à Harvard en juin 1958 (matière à option: l'histoire du Moyen Age), il se mit à la tâche qui était lourde: achever ce que son grand-père avait commencé. Ainsi fit-il construire à Nairobi le premier hôpital où, en Afrique orientale, sans distinction de race, tous les malades peuvent se faire soigner. Ainsi créa-t-il un quotidien et un hebdomadaire qui, pour la première fois, permirent d'exprimer leurs aspirations aux nationalistes d'Afrique orientale. Il prit en main l'administration des institutions créées par l'Agha Khan III, telles la Saiong Bank, l'Investment Trust et la Diamond Jubilees Insurance Company, qui font aux Ismaéliens des prêts à l'intérêt modique pour les aider à acquérir une maison ou développer leurs affaires. C'est dans le même esprit de soutien économique et social que, depuis 1963, d'importantes créations furent réalisées en Côte-d'Ivoire: le plus grand centre commercial des Etats de l'Afrique de l'Ouest. "Nour al-Hayat" carrefour de transactions commerciales et d'hommes d'affaires de tous pays, fut inauguré en 1965 à Abidjan. L'usine Filtirac, qui a nécessité un investissement de plus de 750 millions de francs CFA et qui, non seulement permettra bientôt à la Côte- d'Ivoire de satisfaire entièrement à ses besoins en sacherie, mis entraînera une substantielle économie de devises, est en construction. D'autres projets suivront dont s'occupent actuellement les collaborateurs de l'Agha Khan: une usine de maïs, une autre de tôle galvanisé (Tôle-Ivoire), une cartonnerie, une biscuiterie, un magasin d'instruments agricoles... autant d'activités contributions au développement de la Côte-d'Ivoire.

En 1960, son père, Ali Khan, mourut à son tour, laissant à Karim de nouvelles charges: 9 haras, 240 chevaux de course. Karim, qui était peu féru de chevaux, hésita pendant six mois avant de se décider à perpétuer la tradition familiale. Il y consacre maintenant quelque cinq demi-journées par semaine, en saison - avec le sérieux et la compétence qu'il porte à toutes choses.

"C'est tout un monde que celui de la course de chevaux, reconnaît-il. Les Français disent qu'il y a une "philosophie du cheval". C'est vrai."

Karim est le plus jeune propriétaire de haras en France, et probablement un des plus scrupuleux: chaque cheval a son dossier d'électrocardiogramme avant et après chaque course. Mais s'il a appris à aimer ce monde de la course, il n'a pas contracté la fièvre des passionnés: il ne joue jamais, jamais il ne sacrifie sa mission ismaélienne à ses devoirs de propriétaire.

"On me prend pour le pape"

Pourtant, l'Agha Khan a une légende: celle d'un prince charmant, à la fois très mondain et très "homme d'affaires."

- Comment expliquez-vous cette légende? Qu'avez-vous de commun avec ce personnage de roman-feuilleton qu'on a fait de vous?

Le prince, que je suis allée interroger dans sa splendide demeure au coeur de l'île de la Cité, hoche la tête gentiment.

- Je suppose que cette réputation d'homme du monde, je l'ai héritée de mon père qui sortait beaucoup, explique-t-il posément. Mais elle est fausse: je déteste les mondanités et les réduis au strict nécessaire. Seulement, voyez- vous, moins on sort, plus les exceptions deviennent des événements: on en parle.

- Et puis, si vous ne l'êtes plus, vous avez tout de même été très mondain, n'est-ce pas?

- Mondain? Non. Mais j'ai eu énormément d'amis. A trente ans, on en a moins, mais ils vous sont d'autant plus intimes. Mes amis, aujourd'hui, sont ceux avec qui je peux travailler, faire du bon travail.

-Parlons-en, de ce travail, de votre mission, voulez-vous? Qu'est-ce que cela signifie pour vous d'être imam?

Le prince prend une profonde respiration: il médite sa réponse. J'en profite pour admirer le goût de son vaste salon: les lourdes tapisseries persanes, les chenets d'une haute cheminée de pierre, les longues fleurs aux couleurs délicates disposées partout, une table basse de plus pur style musulman... et la Seine qui se prélasse dans les fenêtres.

- Vous avez raison de me poser cette question, dit-il en dépliant les jambes. En Europe, on ne peur pas comprendre ce qu'est un imam: on me prend pour le pape... Voyez-vous, ma mission se situe sur trois plans. Religieux d'abord: il s'agit d'une exégèse symbolique du Coran.

Interpréter la parole divine, l'adopter au moment, aux besoins de chaque communauté. Refaire la loi, constamment, inlassablement.

- Et c'est vous qui vous chargez de cela?

- Là où se trouve une communauté ismaélienne, il existe une commission de théologiens que se livre à ces recherches. Mais rien ne se décide sans moi... Notre religion est ésotérique, comprenez-vous Elle est une perpétuelle initiation. Rien n'est imposé, pas même la prière à heure fixe: ce qui importe, c'est l'esprit.

Le prince s'est redressé. Son oeil brille.

- Ainsi, m'explique-t-il, nous recommandons de prier à 4 heures du matin. Je sais, dans la vie moderne, c'est difficile... C'est pourtant à cette heure que l'esprit est le mieux libéré des choses de ce monde.

Un silence. Le prince a de la suite dans les idées: inutile de lui demander sur quels autres plans se situe sa mission. Il enchaîne:

En deçà de la politique

- Autre plan: aide culturelle et économique à chaque communauté. Hôpitaux, écoles, prêts, investissements. Il n'est pas de pays - excepté le Congo, mais ce n'est pas ma faute - où n'existe pas la manifestation physique de ma collaboration avec les ismaéliens qui l'habitent.

- Et qui sont citoyens à part entière, n'est-ce pas?

- Certes, et je les encourage vivement, que se soit en Afrique ou en Asie, à faire partie intégrante de leurs pays.

- Troisième plan?

- J'y viens, m'assure-t-il en souriant.

Le prince sourit beaucoup. Il semble parfaitement détendu. Homme d'action, certes, mais point d'agitation.

- Ma troisième mission est d'intervenir chaque fois qu'un problème - de quelque ordre qu'il soit - se pose entre la communauté et son pays. Cela se produit souvent: disons que, depuis dix ans, j'ai eu à régler à peu près deux problèmes graves par an.

- Les gouvernements ne sont jamais agacés que vous représentiez les citoyens de leurs propres pays

- Non, et je n'interviens jamais sans leur accord. Ma force, voyez-vous, c'est que je me tiens en deçà de toute politique. Mon aide se limite au social, à l'économique.

- Pas de difficulté avec certaines formes de gouvernements?

- Non: je m'efforce, pour chacune, de m'adapter à son cadre, à ses besoins. Je n'ai échoué, je vous l'ai dit, qu'au Congo. Il faut attendre... Mais en général, mes rapports avec les pays sont excellents et fructueux.

- Combien y a-t-il en tout d'ismaéliens? Trois millions, ou vingt millions?

- Entre les deux. Je ne saurais pas vous répondre avec exactitude: il n'y a pas de recensement. Et puis, dans certains pays, notre religion est considérée comme une hérésie. Mais je puis vous affirmer que notre communauté compte à peu près douze millions de fidèles répartis dans vingt-deux pays.

- Mais revenons à votre réputation, celle d'homme d'affaires, cette fois. Combien de temps consacrez-vous à votre mission, combien à vos affaires?

disons 80% à ma mission. Ce qu'on ne comprend pas, c'est que ce ne sont pas mes affaires que je gère, mais celles de la communauté. Restent 20% de mon temps que je partage entre les chevaux et la Sardaigne.

- Pourquoi la Sardaigne?

- J'ai acheté une maison en Sardaigne pour échapper à cette... légende dont vous parliez tout à l'heure. Pour échapper aux mondanités de la Côte d'Azur où je possède une propriété, et aux télé-objectifs de tant et tant de curieux. Cela m'a permis de mesurer tout ce qu'on pouvait faire de cette île. Je m'y suis mis, malgré de très grosses difficultés.

- De quel ordre?

- Social, d'abord. Pas d'écoles, pas de médecins, pas de cinéma. Comment voulez-vous que des ingénieurs milanais, même très bien payés, consentent à y travailler toute l'année Mais, voyez-vous, j'ai appris beaucoup de choses en Sardaigne, et mon expérience servira à la communauté. Il y a tout à faire en matière de tourisme, en Afrique comme en Asie.

Une expérience passionnante

- Où pensez-vous ré-utiliser l'expérience - En Syrie, par exemple. En Tunisie, au Maroc...

- Vous me disiez tout à l'heure que le chi'isme procède à une perpétuelle exégèse symbolique du Coran...

- Oui. Il n'est pas d'école, de temple, où l'on ne se livre à ces recherches.

- Vous me disiez aussi que vous faisiez tout pour que les communautés soient intégrés à leur pays. Dans la mesure où les ismaéliens ont leurs écoles, leurs traditions, ne croyez-vous pas que vous cultivez leur différence

- Pas du tout. Les écoles sont ouvertes à tous. Il y a simplement des cours d'éducation religieuse qu'on suit ou qu'on ne suit pas, au choix. Nous avons fait du reste une expérience passionnante en Afrique dans ce domaine: tout le monde redoutait que le niveau baisse en ouvrant l'école à chacun. Ce fut le contraire qui se produisit: les Africains sont nos plus brillants sujets.

- Est-ce une impression? Il me semble que vous vous préoccupez davantage de l'Afrique que de l'Asie?

- C'est faux! se récrie le prince. Je ne voudrais surtout pas que l'on croie cela!

- D'autant que c'est en Afrique que les ismaéliens sont les moins nombreux, n'est-ce pas?

- Oui, il n'y a que 750000 ismaéliens en Afrique. Mais si je donne cette impression, c'est que l'intégration des ismaéliens à l'Afrique - si récente puisque l'émigration indienne date de mon grand-père - m'a donné beaucoup de problèmes, quand ce ne serait que des problèmes raciaux. Ces ismaéliens ne sont pas des Noirs, mais des Indo-européens. Cela dit, votre remarque me prouve que mes... "public relations" sont mal faites. Car je porte un intérêt égal à toutes les communautés.

- Revenons aux traditions: au Hadith. Elles ne sont pas un frein? Une différence?

- Le Hadith est comme le Coran: il est base de méditation, objet d'une perpétuelle adaptation. Ce qui compte, je vous l'ai dit, c'est le fond, l'esprit. Il n'est pas de rite impose.

- Dans le domaine de la libération de la femme...

- Mon grand-père a été le premier à inciter les femmes à quitter le voile. Le Coran établit une nette différence entre les femmes-esclaves - celles qui n'existent que dans le regard des hommes, par leurs parures - et les femmes libres. Les femmes doivent être libres, de nos jours, responsables de leur conduite. Il n'est pas question de se cacher, pas plus que de se parer.

- Question plus personnelle, maintenant, toujours destinée à tuer la légende. Qu'auriez-vous fait si vous n'étiez pas imam?

- Je n'en sais rien. Je n'ai pas eu le temps d'avoir des projets. J'avais songé à être ingénieur, puis y avais renoncé. Quand mourut mon grand-père,je me préparais à écrire une thèse sur le sujet suivant - très mystérieux les rapports de l'Islam et de l'Espagne catholique. J'avais l'intention de consacrer cinq années à cette étude. Je ne voyais pas plus loin. Car, voyez- vous, reprend le prince en s'animant, je déplore que si peu d'études soient encore faites sur l'Islam. Il faudrait pouvoir, comme en Amérique, payer des professeurs pour qu'ils creusent un problème, pour qu'ils écrivent....

- Cela viendra...

- J'espère bien! Il y a tant à faire...

"Je dois mûrir... "

- Vous semblez passionné de philosophie. Et la littérature?

- En fait, si je n'étais pas devenu imam à vingt ans, j'aurais probablement songé à me consacrer à la littérature. J'ai adoré lire.

- Quel genre de livres? -Il a un geste vague avant d'énumérer:

- Littérature française, anglaise, russe. J'étais un passionné.

- Quel sont restés vos auteurs préférés?

- Gide et Tourgueniev, parce que j'admire infiniment leur sobriété de langage, leur poésie, leur art de vivre. Mais je n'ai plus le temps de lire, excepté des ouvrages spécialisés, en économie par exemple.

- Et vous n'avez jamais eu envie d'écrire ce que vous voyez? Comme votre grand-père?

- Oui. Mais j'ai à peine trente ans. Je dois mûrir encore... Et puis, ce qu'on écrit aujourd'hui est rarement vrai pour demain.

- Vous voyagez énormément, n'est-ce pas? Vous avez même acheté un avion...

- Oui. Pour gagner du temps. Je compte déjà plus de six cents heures de vol. Je vais d'une communauté à l'autre. Je m'envole vers les Indes le mois prochain, justement. Et je me félicite de revenir souvent un peu partout et de ne rester nulle part: on mesure mieux les problèmes quand on apporte un oeil neuf. L'avion me rend à ce propos de grands services: j'ai les loisirs de faire le point. J'ai résolu bien des problèmes en plein ciel.

- Avez-vous la possibilité d'échapper à vos fonctions, quand vous voyagez?

- Non, j'ai trop à faire. Depuis la mort de mon père, j'ai beaucoup de travail. Ces dernières années furent rudes.

- Jamais de voyages d'agrément?

- Le dernier remonte à quatre ou cinq ans: une croisière aux Baléares.

- Et que faites-vous durant vos rares moments de loisir?

- Du sport, dit le prince en redressant ses 80 kilos et en grattant un front qui commence à se dégarnir. Du ski, du tennis, de la course à pied...

- Plus de compétition depuis les jeux Olympiques de 1964?

- Non. Je ne puis me le permettre. L'entraînement demande du temps... Et j'ai beau faire, m'organiser, m'entourer de collaborateurs compétents, du temps, j'en manque.

On ne manquera plus d'eau

- Permettez, Monseigneur, encore une question personnelle. Quels sont vos grands hommes?

- Mes grands hommes? Du siècle? Le général de Gaulle, Kennedy; j'ai beaucoup admiré l'intuition de celui-ci, son sens de l'action, son art de s'entourer d'intellectuels compétents, son esprit de décision. Si Kennedy était vivant, la guerre du Viet-nam n'aurait pas tourné comme elle le fait. Autres grands hommes pour moi: Winston Churchill, le président Ayoub.

- Une dernière question: comment voyez-vous l'avenir? L'avenir du Tiers Monde?

- Avec optimisme. Dans vingt ans, plus aucun pays ne manquera d'eau. On fera baisser le niveau de la mer. Il y aura beaucoup moins de problèmes médicaux: on dépistera, on guérira toutes ces maladies qui sévissent encore. Je fais confiance au progrès. Nous allons vers une ère de technicité inimaginable. Le tout, pour chaque gouvernement, c'est de comprendre combien notre époque est en mouvement, de savoir lui emboîter le pas.

- Le pouvoir temporel ne vous intéresse pas, m'avez-vous dit. Pas même celui qu'offre la richesse

- Je ne suis pas aussi riche qu'on le croit. Encore une part de légende. Mais, voyez-vous, l'argent n'offre d'intérêt que s'il est mis au service de l'imagination. Je n'aurais pas l'idée de lancer une nouvelle firme de souliers.

- Excusez-moi, Votre Altesse, mais... comment se marie-t-on quand on est Agha Khan?

- Je n'en sais rien, me répond-il de cette voix lente et posée qu'un léger accent rend encore plus posée. Je n'en sais rien puisque je n'ai pas essayé.

- Je veux dire: par amour? Par devoir? Avec une ismaélienne?

- Cela ne regarde personne, Mademoiselle. Ma vie intime n'appartient à aucune presse...

- Et pourquoi vivez-vous à Paris?

- Je ne vis à Paris que la moitié de mon temps. D'abord, parce que mes chevaux courent à Chantilly. Ensuite, et surtout, parce que j'aime Paris, qui est certainement la plus belle ville du monde...