HOMMAGE à MATA SALAMAT, SON ALTESSE LA BÉGUM AGA KHAN

"L'amour, pour moi, c'est ce que je fais. Je suis ici parce que je le souhaite, et parce que j'aime être ici.(*)"

HOMMAGE à LA GRANDE BÉGUM
Fille d'Adrien Labrousse, conducteur d'un tramway, et de Marie Brouet, couturière de talent, Yvette Labrousse est née le 15 février 1906 au pied du Mont Saint-Clair, en France. Quinze mois après sa naissance, ses parents s'installent à Cannes où sa mère peut exercer son métier de haute couture, puis à Lyon, "le pays des étoffes". C'est dans ce milieu que grandit mademoiselle Labrousse.

Auprès de sa mère, elle apprend à coudre, puis elle entre dans un atelier, et vers 20 ans, c'est déjà une splendide beauté qui dépasse le 1m80. Son charme et sa personnalité incroyables, aussitôt remarqués, la conduisent à être élue Miss Lyon en 1929. L'année suivante, elle est Miss France. Ensuite, elle représente la France à travers la planète, défile pour les grands noms de la mode, et rencontre des personnages influents. Ses voyages la conduisent avec ses parents en Égypte où elle trouve le milieu favorable à l'épanouissement de sa personnalité; elle habite le Caire et se convertit à l'Islam.

La 38e année de sa vie marque pour Yvette Labrousse un tournant décisif: le 9 octobre 1944, elle épouse l'Imam Sultan Mohammed Shah, et s'appellera désormais Om Habibeh, la Bégum Aga Khan. Il l'avait rencontrée la première fois au Caire et, selon ses propres dires, il la connaissait depuis plusieurs années. Elle confia dans une entrevue en 1992 que c'est son époux qui avait choisi pour elle le nom "Om Habibeh" parce que c'était le nom d'une femme du prophète Mohammed.(4) [Et on sait que c'était aussi celui de l'épouse du deuxième calife fatimide l'Imam al-Qaim.(6)]

Le couple heureux trouve sur les hauteurs du Cannet, au sud de la France, une belle propriété dont les pentes couvertes de pelouses descendent jusqu'à la mer. Ils en font leur nid d'amour et l'appellent la villa Yakymour (qui est la contraction de Yvette Aga Khan et amour).(4) "Si un mariage idéal est celui où règnent une union totale et une parfaite compréhension, sur le plan spirituel, moral et affectif, dit l'Aga Khan III dans ses mémoires, alors je puis dire que tel est le nôtre[...]; notre mariage eut lieu à un moment de ma vie où j'avais le plus grand besoin de sympathie et de compréhension. Au cours de mes graves maladies de ces dernières années, ma femme m'a prodigué ses soins et sa tendresse; elle a été pour moi un précieux réconfort et un constant soutien. Il m'a enfin été donné d'atteindre avec elle à ce havre merveilleux qu'est une totale union d'âme et d'esprit." La Bégum Om Habibeh ne le quittera jamais. Elle s'occupera de lui et le suivra partout.

Un an après leur mariage, en 1945, l'Imam fête son 60e anniversaire de sa succession à l'Imamat. La célébration de son Jubilé de diamant a lieu le 10 mars 1946 à Bombay, puis cinq mois plus tard, le 6 août, à Dar es Salaam (Afrique). La Bégum aide énormément à la préparation de ce grandiose événement. La tradition veut que c'est au Grand Darbar en Afrique, qui réunissait quelque 70,000 fidèles, que l'Imam Sultan Mohammed Shah, le visage baigné de larmes, ait décerné à son épouse bien-aimée le titre sacré de Mata Salamat, en reconnaissance des services extraordinaires qu'elle avait rendus. Ce fut, selon les témoins de la scène, un moment très émouvant. Elle devient ainsi la troisième(***) Bégum, en quatorze siècles d'histoire, à porter ce titre qui signifie "Mère de paix". Les fonds réunis sont utilisés, comme après chaque Jubilé, pour le bien de la communauté ismaélienne.

Les cérémonies terminées, le couple retourne en Europe. L'état de santé de l'Imam s'aggrave, et il se retire de la vie publique pendant plusieurs mois. Sultan Mohammed Shah mentionne dans ses mémoires trois opérations chirurgicales sérieuses dans lesquelles il n'avait que cinquante pour cent de chance de s'en tirer. Dès que sa santé le lui permit, après la fin de la Seconde Guerre Mondiale, il recommence à voyager avec sa femme: l'Égypte, l'Inde, l'Italie, la Suisse, l'Afrique orientale. L'Imam rapporte un incident survenu un matin du mois d'août de l'an 1949, alors qu'il quittait sa villa de Cannes, avec Mata Salamat et sa femme de chambre, pour se rendre à l'aérodrome de Nice. Leur voiture est arrêtée par trois hommes masqués et armés; l'un d'eux crève d'abord un pneu arrière. Ils braquent leurs revolvers à l'intérieur de l'auto, l'un sur Mata Salamat, l'autre sur lui. L'Imam dit que Mata Salamat n'éprouvait aucun sentiment de crainte ou d'inquiétude. L'un d'eux saisit le coffret à bijoux qu'elle porte sur ses genoux, puis regagne sa voiture. L'Aga Khan, retrouvant sa voix et son sens de l'humour, lui crie: "Hé, revenez! Vous avez oublié le pourboire!" Le gangster revient en courant, prend la poignée de billets que l'Imam lui tend de sa poche, et court rejoindre les autres en répétant "merci, merci." L'Aga Khan et son épouse rentrent ensuite chez eux, appellent la police et les assurances. La Lloyd Insurance traite l'affaire rapidement et généreusement. Quatre ans après l'incident, en 1953, six hommes passent en jugement, trois d'entre eux sont reconnus coupables et condamnés. (1,p.391)

Avec son époux, la Bégum avait appris à accepter l'amitié et la vie sociale avec joie et enthousiasme. Elle côtoie et se lie ainsi d'amitié avec les plus grands, tels que Charlie Chaplin, le Shah d'Iran, le Cheikh du Koweit, le Président de Birmanie, Jinnah et Gandhi, Jean Cocteau, François Mitterand. On la voit également en compagnie de nombreux artistes célèbres comme Ingrid Bergman, Romy Schneider, Yves Montand, aux festivals cinématographiques de Cannes en 1956 avec Gina Lollobrigida, en 1961 avec Simone Signoret et Anthony Perkins. Elle se passionne du théâtre et de l'opéra, elle développe ses talents de peintre et de sculpteur. Certains de ses chefs-d'oeuvre, dont un buste sculpté représentant son époux, se trouvent actuellement dans sa villa à Cannes.

>L'année 1955 marque déjà le soixante-dixième anniversaire d'Imamat de Sultan Mohammed Shah. Les célébrations du Jubilé de platine ont lieu un an d'avance à Karachi, le 3 février 1954, devant une foule de 60,000 fidèles. (2, p.693) Les célébrations du même Jubilé, prévues plus tard au port de Mombasa, sont annulées. Elles sont tenues plutôt symboliquement au Caire, le 20 février 1955, dans l'intimité, avec une soixantaine de proches. Il n'y eut bien sûr pas de cérémonie de pesée. Après ces célébrations, on voit Mata Salamat accomplir le pèlerinage à la Mecque.

Ces treize années de mariage heureux prendront hélas fin avec le décès de l'Imam, le 11 juillet 1957.

Fidèle à la volonté de son mari, Mata Salamat élève à sa mémoire un superbe mausolée à Assouan (Égypte). Le site avait été choisi par l'Imam lui-même, trois ans avant sa mort (4); "il avait l'habitude de dire que l'Égypte est le drapeau de l'Islam", raconte-t-elle au journaliste Youssef El-Deeb. L'Imam avait demandé à sa femme de choisir elle-même le style du mausolée, le matériau de construction, et aussi d'en imaginer le concept. Il lui recommanda comme conseiller un de ses amis, professeur à l'université américaine, expert en architecture islamique. "Mais, dit l'Aga Khan à son épouse, ne me laisse pas seul dans ce désert; viens me voir régulièrement." (4, trad.libre) Le professeur fait visiter tous les bâtiments d'architecture islamique du Caire à la Bégum, pour son inspiration. Il lui recommande ensuite un jeune architecte de talent, son étudiant Fareed El-Shafei pour l'aider dans les détails techniques: le marbre qu'elle fait venir spécialement de Carara, le grès et le granit sont pris à Assouan. De sa villa "Noor-e Salaam" au pied de la colline sur laquelle s'érige le mausolée, elle en surveille chaque étape de la construction avec le contremaître Hassan Dorra. Le travail est achevé en seize mois. Et bientôt, à son grand étonnement, il devient le monument le plus visité d'Assouan; 3,000 visiteurs par jour! Il a donc fallu construire un grand passage menant au tombeau, des escaliers, des barrières, fixer les heures de visite, mettre à l'emploi des gens pour l'entretien, etc. Elle interdit cependant toute photographie de la tombe; "ce n'est pas le tombeau de Ramsès, dit-elle; c'est privé. Mais si quelqu'un souhaite réciter la Fatiha sur la tombe, on ne peut le lui refuser; voilà une autre raison qui expliqua l'arrivée des visiteurs. Vous savez, je pense que tout est écrit parce que jamais je n'aurais pensé qu'un jour, j'habiterais dans cette maison devant laquelle j'ai passé il y a quatre ans dans un feluqa (petit voilier), qu'il y aurait sur cette colline un mausolée, et que je m'en serais entièrement chargée moi-même. C'est écrit, je ne peux l'expliquer autrement. Je n'étais pas préparée à cela, et pourtant je l'ai fait[...] Je suis désolée, je parle beaucoup, [dit-elle au journaliste]; je ne vous ai pas donné la chance de me poser beaucoup de questions, mais je suis sûre de répondre à beaucoup de choses que vous souhaitez me demander." (4, trad.libre)

"Ceux qui n'ont pas eu, comme moi, le bonheur de tomber sous le charme de l'Égypte, écrit l'Imam dans ses mémoires, "auront peine à comprendre ce que je ressentis. Si j'ajoute que j'y débarquai par une merveilleuse matinée d'hiver, ai-je besoin de dire que l'Égypte me prit le coeur et que par la suite j'y retournai aussi souvent que je le pouvais? Il y a dans le charme d'Égypte quelque chose d'unique. La calme immensité de son ciel, l'extraordinaire pureté de sa lumière, la gloire de ses couchers de soleil, de ses nuits constellées d'étoiles, les splendides vestiges d'un merveilleux passé..." (1, p.99)

Chaque jour, depuis quarante-trois ans, Mata Salamat dépose une rose rouge sur la tombe de l'Imam. Elle expliqua que son époux avait l'habitude de lire tous les jours, avec, près de lui, une rose déposée dans un verre, qu'il aimait sentir en lisant et s'exclamer: "Aaah... wonderful, wonderful!". "Vous savez [dit-elle au journaliste], en Iran la rose n'a pas de nom; on l'appelle 'la fleur'." (4, trad.libre)

"Je pense à lui tout le temps, confie Mata Salamat au journaliste Youssef; il ne me quitte jamais; il est toujours avec moi. Il vit en moi. Cela fait trente-cinq ans qu'il est mort, et je suis heureuse qu'il m'ait donné la possibilité de construire ce mausolée. J'en suis très fière." (4, trad.libre)

Le même journaliste soulevait la question des grandes oeuvres de charité menées par la Bégum en Égypte. "Je n'appelle pas ça charité, dit-elle, mais de l'aide. La charité, pour moi, c'est donner à manger au mendiant de la rue[...] Les Égyptiens sont certes pauvres, mais heureux; ils ne sont pas misérables." (4, trad.libre) Elle expliqua qu'elle aidait par exemple les écoles à être bien équipées: en ordinateurs, en ventilateurs, etc. Elle ne donne pas d'argent comptant, et quand elle le fait, elle en demande les comptes.

Mata Salamat n'a pas eu d'enfant, ne s'est pas remariée, et est restée très unie à sa belle-famille. Élégante comme toujours, on nota sa présence au mariage de la princesse Zahra Aga Khan avec l'homme d'affaires anglais Mark Boyden, le 21 juin 1997 à Paris.

Au moment où ce chapitre est écrit, en février de cette année, Mata Salamat venait d'avoir 94 ans.

C'est avec une profonde tristesse que Mawlânâ Hazar Imam annonçait à Son jamât le décès de Mata Salamat le 1er juillet de l'an 2000: C'est avec amour et affection [dit-Il] que le jamât se souviendra du soutien qu'elle apporta à Mon regretté bien-aimé grand-père dans Son travail, et aussi du dévouement et des soins qu'elle Lui prodigua, tout particulièrement dans les dernières années de Sa vie. Toute sa vie, Mata Salamat a gardé un intérêt constant au progrès et au bien-être du jamât partout dans le monde. (8, trad.libre)


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(*) Citation tirée de la revue hebdomadaire "Al-Ahram", 23-29 avril 1992, entrevue intitulée "Faithful to the man and place" accordée par Mata Salamat au journaliste Youssef El-Deeb.

(**) Les trois autres épouses de l'Imam Sultan Mohammed Shah furent:

1. Sa cousine, la princesse Shahzadi Bégum, fille de Jangir Shah et de Khadija Bibi. Elle fut une des premières compagnes de jeu de l'Aga Khan qui, au sortir de l'adolescence, à 20 ans, en tomba profondément amoureux. Ils se marièrent en 1897. Ce mariage ne dura hélas que quelques mois, et ils divorcèrent dans la même année. L'histoire ne dit pas si elle se remaria.(1)

2. La princesse Theresa Magliano, ballerine italienne de grand talent, née en 1888, que l'Imam avait rencontrée au cours d'un voyage en France en 1908. Au printemps de la même année, elle l'accompagna en Égypte et l'épousa au Caire, selon la loi musulmane. Elle Lui donna deux fils: en 1909 naquit le prince Mehdi dont la courte vie s'acheva en février 1911. Le second, le prince Aly Khan (père de l'actuel Imam, l'Aga Khan IV) vit le jour le 13 juin 1911 à Turin, en Italie. En 1923, elle visita l'Inde avec son fils et son époux.(2) Deux ans plus tard, elle tomba malade, les médecins se trompèrent dans leur diagnostic, et elle mourut d'une embolie à l'âge de 37 ans, à Paris.(1)

3. La princesse Andrée Caron, couturière française talentueuse qui dirigea, avec sa soeur, une maison de couture à Paris au début du 20e siècle. Elle épousa l'Imam en 1929, en France. De cette union heureuse naquit le prince Sadruddin Aga Khan, le 17 janvier 1933. Mais après quatorze années de mariage, le couple divorça, d'un commun accord, en 1943, à Genève.(1)

(***) Deux autres dames célèbres ont porté le titre de "Mata Salamat":

1. Bibi Mariam Khatoon (m.1832), cousine et épouse de l'Imam Khalilu'llah Ali II; elle fut de plus désignée "Pir" par son fils l'Imam Hassanali Shah, l'Aga Khan I. (7)

2. Shamsul Mulk Lady Ali Shah (m.1938), mère de l'Imam Sultan Mohammed Shah, l'Aga Khan III.

[Bibliographie: (1) Aga Khan, "Mémoires", éd. Albin Michel, 1955, pp. 67-70, 149, 246-47, 275, 329-30, 352, 358, 375, 389-91/ (2) Ali, Mumtaz A.T.S., "Ismailis through History", 1st ed., Karachi, Jan. 1997, pp. 617, 625, 659, 691/ (3) Revue "Paris Match", 29 août 1996/ (4) Revue hebdomadaire "Al-Ahram", 23-29 avril 1992, entrevue intitulée "Faithful to the man and place" accordée par Mata Salamat au journaliste Youssef El-Deeb/ (5) Revue "Hello", février 1996, angl./ (6) A.Gateau, "La Sirât Ja'far al-Hajib - Contribution à l'histoire des Fatimides", p.383/ (7) Aziz, A.A. "A Brief History of Ismailism", Cut Press, Dar es Salaam, 1974, p.129/ (8) Message en anglais de Hazar Imam, 01.07.2000: "The jamat will recall with fondness and affection her support for the work of My late beloved grandfather, and also her devoted care and attention to Him particularly in the later years of His life. Throughout her lifetime Mata Salamat retained an abiding interest to the progress and well-being of the jamat world-wide."]

Nargis Mawjee

Montréal