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Un imam des chiites ismaéliens appelle à empêcher la famine en Afghanistan

LE MONDE | 31.10.01 | 13h59

Selon Karim Agha Khan, imam des chiites ismaéliens, "il faut d'abord empêcher que des gens meurent de faim en Afghanistan, puis reconstruire une société civile".

"quel est votre plan pour l'avenir de l'afghanistan ?

- Chaque jour, chaque heure compte pour une libération militaire du pays et pour des interventions civiles de soutien des populations. La première phase est d'empêcher que des gens meurent de faim. Nous ne sommes plus qu'à trois ou quatre semaines de l'hiver, c'est-à-dire dans une situation d'urgence absolue. Les organisations non gouvernementales doivent être prêtes à intervenir, savoir où en sont leurs stocks et comment les distribuer, faire pression pour obtenir des "couloirs" humanitaires, construire des abris pour que l'hiver ne soit pas traversé par plus d'horreurs que celles qui existent aujourd'hui.

La deuxième phase - au printemps, et selon l'évolution militaire - devrait être celle du début de la reconstruction civile, du rapatriement des trois à quatre millions de réfugiés dans des conditions de garantie et d'équité, du retour progressif à un Etat de droit. Sans attendre, on peut déjà s'attaquer à la préparation d'un consensus autour de certains principes d'un Etat moderne, à la reconstruction d'un réseau médical, d'un système scolaire, d'un système bancaire, inviter les intellectuels à revenir et à s'associer à cet effort de refondation d'une société civile. Celle-ci passe par une condition absolue : éviter tout prosélytisme, associer à ce travail des musulmans et des non-musulmans, raisonner en termes éthiques et non plus théocratiques, parler de Pathans et de Pachtounes, et non plus de talibans.

- Croyez-vous qu'un tel programme soit réaliste alors que l'intervention américaine n'en est qu'à ses débuts ?

- En effet, l'intervention militaire ne pourra pas être limitée. Dans un territoire comme l'Afghanistan, si les talibans décident de résister montagne par montagne, vallée par vallée, la guerre peut durer longtemps. Mais je répète que le travail de reconstruction doit commencer dès maintenant. Il passe par la libération du pays, mais aussi par l'établissement d'une sorte de ceinture de sécurité autour de l'Afghanistan.

L'enjeu est la stabilisation de toute la région. Du Pakistan au Tadjikistan, du Kirghizistan à l'Ouzbékistan, tous ses voisins sont en danger de déstabilisation, de radicalisation religieuse et ont un intérêt égal au rétablissement d'une situation de droit. Le Tadjikistan vient seulement de mettre fin à la guerre civile. L'impact régional d'une pacification et d'une stabilisation de l'Afghanistan peut être considérable.

- Comment cette reconstruction d'une société civile est-elle possible, compte tenu de l'émiettement ethnique et religieux ?

- Le préalable est un esprit résolument pluraliste et le rejet de tout prosélytisme. Toutes les ethnies doivent être respectées dans des conditions de totale équité. La diversité des interprétations de l'islam doit certes être protégée par la loi, mais un Etat théocratique ne me semble pas correspondre à l'histoire et aux cultures multiples de l'Afghanistan. C'est une question à laquelle les Afghans répondront dans le temps. L'Afghanistan, comme toute cette partie du monde musulman, est soumise à des influences religieuses, politiques et financières qui émanent de certains pays du monde arabe. Cette influence s'est traduite par des constructions de mosquées, par une délégitimation des élites musulmanes non arabes, en Asie centrale, mais aussi en Indonésie, en Malaisie, en Afrique noire.

En privant de leurs aides des gouvernements jugés non démocratiques ou incompétents, les institutions financières internationales ont laissé le champ libre à ces pressions financières, politiques et religieuses. Je crois aujourd'hui que les gouvernements occidentaux ont tiré les leçons de ce qu'il faut bien interpréter par du prosélytisme émanant de certains pays arabes et qu'ils en tiendront compte dans leurs efforts de reconstruction en Asie centrale. Celle-ci devra passer par des institutions, des structures, des équipes pluralistes du monde musulman et non musulman. Sa coordination et sa mise en oeuvre devraient appartenir aux Nations unies.

- Vous qui êtes à la charnière du monde chiite et du monde occidental, croyez-vous qu'il s'agisse d'un "choc de civilisations" ?

- Cette notion est une vaste farce. Comme s'il n'y avait qu'une civilisation musulmane et une civilisation chrétienne occidentale. On ne peut pas juger du monde musulman, encore moins de l'islam en général, en fonction seulement de la pratique d'un pays ou d'un groupe, extrémiste ou pas. La moralité des sociétés musulmanes ne se juge pas uniquement en fonction des pratiques qui y ont cours. Quand vous appliquez à la vie quotidienne l'interprétation que font les talibans de l'islam, vous mesurez combien elle est en contradiction avec cette éthique musulmane. Même chose au Pakistan où, contrairement aux images données en Occident, il n'y a qu'un petit pourcentage de la population lié à cette politisation de l'islam.

Dans ce débat, l'élément central est la grande ignorance, dans le monde occidental, de ce qu'est l'islam. Avant la révolution iranienne, savait-il que le monde musulman est partagé entre sunnites et chiites ? Et s'il connaît aujourd'hui les chiites, sait-il ce qui les sépare des sunnites ? Il y a, en Occident, une absence totale d'éducation de base sur ce qui réunit, mais aussi différencie plus d'un milliard de personnes pratiquant, sous des formes différentes, une religion commune, l'islam. Il lui faut donc approcher l'islam comme foi, mais plus largement comme facteur de civilisation. L'Occident doit comprendre l'histoire, l'économie, la démographie, l'éthique, les ethnies et les cultures qui composent le monde musulman. L'islam ne peut plus être interprété seulement par ses formes et ses pratiques. Faudrait-il réduire la connaissance de l'Occident au seul enseignement du catholicisme ? Je répète qu'on ne peut plus juger de l'éthique musulmane en fonction d'une seule pratique particulière."

Propos recueillis par Henri Tincq

ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 01.11.01