L'Actualité, 1er Septembre 2002



En détruisant au lance-roquettes la bibliothèque Nasser
Khosrow, les talibans ont effacé des pans entiers
de la culture persane. Pour la reconstruire, son directeur
compte sur les intellectuels occidentaux.

PAR YVES STAVRIDÈS

C'ETAIT L'UNE DES PLUS BELLES BIBLIOTHEQUES publiques d'Afghanistan. Peut-être même la plus belle. Avec ses 55 000 volumes, elle était le joyau de la Fondation Nasser Khosrow: des manuscrits vieux de 10 siècles y côtoyaient Kant. En août 1998, les talibans ont brûlé la totalité du fonds. Cet autodafé a eu lieu avant la destruction à la hache des antiquités du Musée de Kaboul et le dynamitage des bouddhas de Bamiyan. En somme, c'était le coup d' envoi. Latif Pedram, alors directeur de la bibliothèque, a vécu en direct le saccage de ses livres.

L'Afghan Latif Pedram, ex-
directeur de la bibliothèque, est
aujourd'hui réfugié en France.
Poète, éditorialiste, éditeur, professeur de lettres, Latif Pedram, 38 ans, est aujourd'hui réfugié politique en France. Il a pris son bâton de pèlerin pour defendre, et tenter de ressusciter, ce patrimoine martyr en son pays: la littérature d' expression persane.

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Quand la Fondation Nasser Khosrow et la bibliothèque ont-elles été créées? A qui revient l'initiative de cette institution? Et quels en étaient les statuts?

- La Fondation doit tout a Seyyed Naderi, chef de la communaute ismaelienne afghane. Cet homme riche, très cultivé et moderne avait agrégé la société civile, les grands scientifiques et les académies du pays autour d'un projet culturel d' essence laique: les statuts de l' association interdi- saient tout prosélytisme, religieux ou ethni- que. Le Centre Nasser Khosrow, qui abri- tait un atelier de vidéo, des presses, une maison d'édition, un musee et la biblio- thèque, a été inauguré en 1987 a Kaboul.
Au départ, Naderi a fait don de sa propre bibliothèque. Ensuite, il a finance l'essentiel des achats. Il a aussi envoyé une délégation en Iran pour y acquérir des manuscrits. Le Centre était ouvert aux étudiants et aux cher- cheurs. Et, à ceux qui n'avaient pas d' ar- gent, nous fournissions crayons et cahiers.

Qu'est-ce qu'un lecteur pouvait y trouver?

- Des livres en arabe, en anglais, en pachtoune... Mais la réalité historique du patrimoine littéraire afghan, c'est avant tout la langue persane. Les fonds ismaéliens comprenaient des choses extraordinaires: des lettres d'Hassan Sabbah, chef de la secte des Haschichins, à ses coreligionnaires d'Ispahan; des écrits de Nasser Khosrow, grand philosophe et poète du 11e siècle; les sceaux du premier Agha Khan. Nous avions aussi des merveilles de l'école d'Harat: miniatures, enluminures et chefsd'oeuvre calligraphiques de l'art timuride. Toute la poesie majeure d' expression persane était là. Le manuscrit le plus precieux était sans conteste une version rarissime datée du 12e siècle du Livre des rois, Ie Chah-namè, de Firdusi [932-1020]. Moi-même, je travaillais sur un chapitre consacré aux rois originaires du Zabolestân. Cette épopée persane, monument de la litterature universelle, raconte une partie de notre histoire et nos mythes fondateurs.

La littérature occidentale était-elle présente?

- Et comment! Tous les grands classiques : Flaubert, Kafka, Dostoievski, Pasternak, Hemingway, et jusqu'au dernier roman de Kundera! Au sein de la fondation, j'éditais une revue littéraire et philosophique: Hojjat (La raison). Nos chercheurs avaient accès à Kant, Hegel, Sartre, Raymond Aron. Sans parler des sociologues, de Max Weber à Alain Touraine, et des lin- guistes, comme Noam Chomsky. C'était une vraie bibliothèque. Et une belle: chaque ouvrage avait une jolie reliure.

Enluminure du très rare Livre des rois,
dont un exemplaire a été brûlé.
Les moudjahidine sont entrés dans Kaboul en 1992. Que s'est-il alors passé?

Le Centre Nasser Khosrow se trouvait dans le quartier ismaélien de Taïmani, au centre-ville. Quand la guerre civile a commencé, Seyyed Naderi a décidé de déménager l'ensemble des activités culturelles vers le nord, dans sa région natale. La Fondation a ainsi été réinstallée à Pol-e Khomri. Baptisée la Petite Moscou, cette ville industrielle de 200 000 habitants reposait sur quatre activités: une cimenterie, un complexe hydroélectrique, une filature de tissus et une sucrerie. Mais la population a rapidement quintuplé. Après la prise de Kaboul par les talibans, en 1996, les intellectuels se sont réfugiés à Pol-e Khomri, qui est très vite devenue l'ultime lumière culturelle dans le ciel afghan. Aménagé au coeur de la ville, dans un large et bel espace planté d'arbres, le Centre Nasser Khosrow était en quelque sorte le quartier général.

Puis les talibans sont montés vers le nord.

En 1997, il y a eu une sérieuse alerte. Près de 5 000 talibans sont entrés dans Mazar-e Charif, à 200 km de Pol-e Khomri. Un soulèvement populaire les en a expulsés. Dans leur stratégie de repli, ils se sont dirigés sur nous.

Mais nous étions prévenus et j'ai pu faire évacuer les 55 000 livres vers la vallée de Keyan. Les talibans sont entrés à Pol-e Khomri un matin; l'après- midi, une insurrection les en chassait. Un mois plus tard, j'ai fait revenir la biblio- thèque. On a retapé le Centre, qui avait été un peu saccagé, et remis les livres sur les étagères. Le travail et la vie normale ont repris.

Les talibans étaient de retour en août 1998. Vous n'aviez rien vu venir?

- Rien. Ils sont arrivés le matin du 11 août, à 4 h. Plus de 15 000 hommes armés ont pris la ville en tenaille. En fait, c'était la grande offensive contre Massoud qui commençait. Comme d'autres, j'ai été me réfugier dans une des collines avoisinantes, mais je savais qu'ils les fouilleraient. Je suis alors revenu me cacher à Pol-e Khomri, chez un ami qui habitait le centre-ville, juste en face de la Fondation. Le premier jour, les talibans ont créé des postes de contrôle; ils se sont livrés à des arrestations, à des exécutions. J'ai appris que les premières mai- sons visitées avaient été celle de Seyyed Naderi, déjà en route vers ses montagnes, et la mienne. S'ils m'avaient découvert, j'aurais été exécuté. Sur-le-champ! Un: je dirigeais une bibliothèque. Deux: j'étais l'adjoint de Naderi, un ismaélien chiite, donc un apostat. Trois: depuis 1994, j'avais dit et répété ce que je pensais de ces messieurs.

Et le deuxième jour?

- Le 12 août restera une des journées les plus noires de ma vie. En écartant les rideaux d'une fenêtre avec précaution, j'ai vu arriver à la Fondation les 4 x 4 des talibans armés de lance-roquettes. Ils ont tiré dans l’atelier de vidéo, fusillé les systèmes de télévision, saccagé les presses et pulvérisé les antiquités du musée. Les portes de la bibliothèque étaient fermées. Ils ont lancé une roquette dans les serrures. Puis je les ai vus entrer: pendant des heures, dans un vacarme indescriptible, ils ont massacré les livres au lance-roquettes. Le feu a pris. Des flammes et de la fumée sortaient par les fenêtres. Mais peut-être que ça n'allait pas assez vite pour eux: ils ont jeté une partie des livres dans la rivière qui bordait la bibliothèque. Le soir, tout était fini. Brûlé, noyé. Même un Coran vieux de 10 siècles. Je ne sais pas comment dire. C'était une atmosphère de folie.

Tout y est passé?

- Tout. Sauf une chose qu'ils ont empor tée. Une pierre imposante avait été exhumée à la suite de fouilles dans la zone de Pole Khomri. Des inscriptions en grec évoquant l'arrivée d'Alexandre le Grand dans la région y avaient été gravées. Voulant l'acquérir, un ancien ministre de l'Intérieur du Pakistan avait déjà fait des offres à Naderi, qui avait refusé en disant: «Le patrimoine afghan n'est pas à vendre.» Cette pierre reposait dans un superbe coffre en bois ancien. Les talibans ont chargé le coffre et la pierre. C'était une commande.

Le soir venu, dans quel état d'esprit étiez-vous?

- J'étais déprimé, sonné. Pendant sept jours, je n'ai rien pu manger. Je fumais, buvais du thé. J'etais choqué. Le huitième jour, avec un ami qui connaissait très bien le pays, j'ai quitté la ville en direction des montagnes de Takhar -territoire contrôlé par Massoud. De là, Badakhchan, le fleuve Amou-Daria et le Tadjikistan. Je suis passé par Toula, Moscou et Kiev. Enfin, je suis arrivé à Paris en octobre 1998.

Pensez-vous que les talibans avaient un plan de destruction préméditée de la littérature en langue persane?

Taliban vérifiant la conformité des
livres à l'université de Kaboul.
- Sans aucun doute. Ce n'était pas un banal pillage. C'était une entreprise politique, dans Une logique déjà mise en œuvre par les Pachtounes en 1747, avec la dynastie des Durani. D'ailleurs, un des premiers slogans des talibans était: «Nous, les enfants de Durani!" C'était une opération d'anéantissement qui visait la langue persane - le farsi dari, parlé par la grande majorité de la population, comme le pachtoune - et la chose écrite. Depuis l'arrivée de l'islam en terre afghane, la culture de nos peuples s'est cristallisée autour de la littérature. Nul ne peut soutenir que la musique, l'architecture, la sculpture ou la peinture font partie de nos traditions.
C'est donc le livre, par le truchement de la poésie persane, qui a hébergé l'histoire, la politique, la philoso- phie, la grammaire, la logique, l'ésotérisme, les mathematiques et les arts graphiques. Notre fierté, c'est le livre. Nous avons survécu grâce à lui. C'est la mémoire de l'Afghanistan, Et les talibans ont bien compris que, pour anéantir toute résistance d'une population, il fallait effacer sa mémoire.

Les exactions ont-elles été systématiques?

- Il n'y a eu que ça! A Harat, les talibans ont saccagé le centre culturel et la bibliothèque personnelle de l' ancien ministre de la Culture, qui comprenait plusieurs milliers de volumes très anciens. A Kaboul, ils ont ravagé la bibliothèque de l'université. Tout particulier qui avait des livres, tout libraire étaient traqués. Et c'est allé beaucoup plus loin. Les talibans ont rebaptisé les rues dont le nom avait une connotation persane. Au cimetière de Salehin, les pierres tombales, les stèles funéraires et les cénotaphes des grandes figures culturelles de l'Afghanistan portaient des mentions en persan: eh bien, les talibans ont tout cassé, tout profané!
Dans la capitale comme ailleurs, parler le farsi dari était un acte aussi courageux que dangereux. Interdire la langue, brûler les livres, éliminer les gens: j'appelle ça un programme.

Comment restaurer un tel patrimoine?

- Certaines pertes sont irréparables. Mais j'ai la ferme volonté de reconstruire la bibliothèque et il faut des fonds. Je vais voir auprès de l'Unesco, de l'Agha Khan, du ministère de la Culture de l'Iran. J'ai aussi besoin du soutien des intellectuels européens. Par ailleurs, il existe encore de vieux manuscrits dans le nord de l'Afghanistan. Je compte faire appel à toutes les bonnes volontés de la société civile. Toutefois, il s'est passé une autre chose aussi grave que la destruction des livres ces cinq dernières années en Afghanistan : on a vu apparaître une poésie de guerre ethnique. Des poètes ouzbeks ont commencé à insulter les Pachtounes, qui ont écrit des poèmes méprisants sur les Tadjiks. Ce sont des comportements navrants, pitoyables. Les intellectuels afghans doivent sortir la poésie de cette guerre ethnique.
Je repense au livre qui était sur mon bureau le jour où les talibans ont brûlé la bibliothèque: le Chah-name, de Firdusi. Au-delà de notre histoire, c'est cet auteur qui a ressuscité la poésie d'expression persane. Il incarne le modèle de la résistance littéraire. "Prêtez l'oreille au poète, écrivait-il. Dans ce passage en ce monde, ne faites jamais le mal. Au lieu de laisser de grands palais et de grandes richesses derrière vous, laissez un souvenir de justice, de pensée juste et de bonne conduite, qui jamais ne tombera en poussière." (© L'Express)