Le monde diplomatique
http://www.monde-diplomatique.fr/2002/12/AGA_KHAN/17153

 

PLANÈTE EN DANGER

Le développement durable, une notion pervertie

Le Sommet mondial sur le développement durable, organisé par les Nations unies à Johannesburg (Afrique du Sud) fin août 2002, a mis en lumière les limites de ce concept. Lancé en grande pompe, le sommet n'a pas débouché sur des mesures contraignantes. En effet, de telles décisions nécessiteraient une remise en cause de la mondialisation libérale. Déjà, au sommet de Kyoto en 1997, la pression des grandes firmes et des Etats les plus pollueurs - tels les Etats-Unis - ont vidé de toute efficacité les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre. De plus en plus détourné des buts affichés, le développement durable ne serait-il qu'un alibi pour maintenir une croissance par nature destructrice de l'environnement ?

Par SADRUDDIN AGA KHAN
Oncle de Karim Aga Khan IV et quarante-neuvième chef spirituel des ismaéliens, le prince Sadruddin Aga Khan a travaillé successivement à l'Unesco, puis comme haut-commissaire des Nations unies pour les réfugiés, comme chargé de mission du secrétaire général des Nations unies et à la commission des droits de l'homme de l'ONU. Il préside la Fondation de Bellerive, qui se consacre notamment aux questions écologiques.


Par nature, le dogme du développement durable est trompeur : il égare nos esprits de la même manière que l'a fait, en son temps, l'idée que la Terre était plate, mais avec des conséquences infiniment plus graves pour notre survie.

En effet, malgré tous les discours sur les besoins vitaux et la lutte contre la pauvreté - et en dépit de plusieurs décennies officiellement consacrées au développement -, le nombre de personnes qui vivent dans le dénuement le plus extrême continue d'augmenter. La notion de « durabilité » est devenue une pieuse incantation au lieu d'inciter à une action urgente et concrète comme cela aurait dû être le cas.

Cependant, la réalité est là : 80 pays ont un revenu par tête inférieur à celui d'il y a dix ans ; le nombre de personnes qui vivent avec moins de 1 dollar par jour ne diminue décidément pas (1,2 milliard), tandis que celui des individus qui gagnent moins de 2 dollars par jour avoisine les 3 milliards. Il faudrait ainsi cent neuf ans à un pauvre pour obtenir ce que le joueur de football français Zinedine Zidane peut gagner en un jour !

Le développement durable a été perverti de cinq manières : en premier lieu, par le monde des affaires, qui l'a rendu synonyme de croissance durable. Il s'agit là d'un oxymoron (1) qui reflète le conflit entre une vision commerciale et une vision environnementale, sociale et culturelle du monde. Il est ainsi devenu un slogan pour les firmes multinationales et les milieux d'affaires. Pis, il a malencontreusement ouvert la voie à une « réaction verte », c'est-à-dire le détournement progressif du mouvement écologique par un prétendu « réalisme d'entreprise ». Le terme même d'écologiste comme celui de « défenseur de la nature » peuvent à présent désigner indistinctement ceux qui détruisent les forêts ou tuent les animaux pour récupérer leur peau. De telles pratiques sont désormais couvertes par des euphémismes douteux tels que rendements ou récolte des fruits de la faune et de la flore naturelles.

En deuxième lieu, l'idée de développement durable a été pervertie par celle d'« utilisation durable », une abomination orchestrée par un courant promoteur d'un prétendu « usage rationnel », alors qu'il s'agit de masquer des pratiques totalement contraires. Ce mouvement sert d'alibi à des comportements destructeurs et a, de manière tout à fait regrettable, infiltré des instances-clés telles que la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d'extinction (Cites) et la Commission baleinière internationale (CBI). Ainsi, l'« utilisation durable » des ressources marines signifie le meurtre des baleines tandis que l'« utilisation durable » de la faune naturelle a engendré une industrie très lucrative de la viande sauvage, notamment en Afrique. Les adeptes de l'utilisation durable espèrent convaincre les Africains et les Asiatiques pauvres de ne pas tuer des animaux qui leur rapportent l'équivalent de plusieurs années de salaire alors que les riches européens et américains, coureurs de trophées, les chassent pour le plaisir.

Certains écologistes, devenus « sérieux et scientifiques », se sont éloignés des questions morales telles que le commerce des fourrures ou les cirques (réservées aux idéalistes émotifs). Or une activité économiquement durable n'est pas pour autant souhaitable, ni même acceptable d'un point vue éthique. Dans une allocution devant les délégués de la CBI, le directeur général adjoint de l'Agence de pêches japonaises - également représentant de son pays à la CBI - a révélé que Tokyo avait signé des accords de pêche avec 8 pays et avait dépensé 400 millions de dollars en aides. Voilà qui s'appelle littéralement « aller à la pêche aux voix ».

En troisième lieu, les entreprises des pays de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) verseraient tous les ans quelque 80 milliards de dollars de pots-de-vin pour obtenir des avantages ou des contrats. Une somme comparable à celle qui permettrait, selon les Nations unies, d'éradiquer la pauvreté. Le commerce illicite d'animaux vivants et des produits dérivés de leurs carcasses est devenu la deuxième source de revenus, après le narcotrafic, pour le crime organisé dans le monde. Ce trafic, qui constitue effectivement une source de revenus à faibles risques, a déjà conduit des espèces telles que les rhinocéros et les tigres au bord de l'extinction.

>

Pour une économie économe

En quatrième lieu, l'idée de développement durable favorise la mainmise des grandes firmes internationales. Le nouveau credo serait-il « celui qui paie le lobbyiste donne le ton » ? Qu'on songe simplement à l'échange de bons procédés avec le monde des affaires américain après l'élection de M. George W. Bush. Lors du Forum économique mondial de New York, en février 2002, M. Richard Parsons, président d'AOL - Time-Warner, a déclaré - sans apparemment trouver cela inquiétant ou anormal - qu'« à une époque, les Eglises avaient joué un rôle déterminant dans nos vies, ensuite ce furent les Etats, à présent c'est au tour des entreprises ». Partout, pour résoudre les maux de la planète, sont vantés les mérites de solutions fondées sur le marché : philanthropie, autocontrôle, responsabilité sociale des entreprises et codes de bonne conduite volontaires. Cependant, aucune de ces propositions ne saurait remplacer la responsabilité étatique, les politiques et la réglementation.

Même les Nations unies ont rejoint le mouvement en prenant des initiatives telles que Global Compact, avec la participation de cinquante des plus grandes firmes du monde (2). Comme The Guardian de Londres a pu l'écrire : « Les Nations unies sont en train de devenir une sorte de gendarme de l'économie mondiale, qui aide les entreprises occidentales à pénétrer de nouveaux marchés en contournant les règlements, seuls moyens de leur faire rendre des comptes. En faisant la paix avec les pouvoirs, l'ONU déclare la guerre à ceux qui n'en ont pas. »

Enfin, la philosophie du développement durable a aussi abrité une idée exécrable : celle de consommation durable. Alors que partout on ne parle que d'argent et de consommation éhontée, ce vocable illustre à quel point la notion de durabilité s'est égarée sur les chemins de la novlangue chère à Orwell. Le développement durable, tel que défini par le rapport Brundtland (3), exige non pas de poursuivre la croissance actuelle mais de l'accélérer de cinq à dix fois.

Huit cents millions de personnes souffrent de malnutrition tandis qu'un petit pourcentage s'étouffe de surnutrition. La question de l'industrie alimentaire met en lumière l'importance de sujets comme le consumérisme, les inégalités mondiales et l'affaiblissement des pouvoirs publics. L'ouverture d'un grand marché mondial au nom du libre-échange, les règles de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) et le contrôle des aides consolident et centralisent l'industrie alimentaire : dix compagnies contrôlent 60 % de ce secteur (semences, engrais, pesticides, industrialisation, expédition).

Il existe environ 200 traités internationaux sur l'environnement, dont les trois quarts ont été ratifiés au cours des trente dernières années. Toutefois, dans la plupart des cas, les engagements pris avec un grand battage médiatique - notamment à la conférence de Rio en 1992 - sont restés lettre morte. Pis, leur efficacité est trop souvent anéantie par leur caractère vague et le laxisme mis à les faire respecter. Peut-être est-il même déjà trop tard pour toute « durabilité ». Beaucoup de processus sont probablement déjà irréversibles. La réponse aux crises environnementales, comme aux changements climatiques, n'attendra pas indéfiniment que nous disposions de données scientifiques « concluantes ». Il est peut-être temps de décréter un moratoire sur toutes les innovations scientifiques ou technologiques comportant un potentiel d'effets négatifs sur la planète et la société.

Certes, la science - ou ce qu'on peut craindre de devoir appeler la science d'entreprise - paraît toujours sur le point de faire une découverte majeure qui, bien que semblant dangereuse, est immanquablement accompagnée d'un tintamarre de commentaires rassurants sur son potentiel bénéfique (pour soigner le cancer, renverser les changements climatiques ou supprimer la faim)... Si toutefois on maintient le flot des subventions à la recherche.

Ne pouvons-nous pas prendre une nouvelle direction ? Une direction fondée sur la régénération plutôt que sur la durabilité d'un statu quo insoutenable, sur un bon « économat » (une sorte d'« économie économe (4) ») de l'existant plutôt que sur le développement et la poursuite effrénée de la croissance ? L'économat présente l'avantage d'aller au-delà des simples principes économiques - si importants soient-ils - en restaurant un équilibre par une attention tout aussi soutenue à l'environnement, l'éthique et la spiritualité, qui sont les éléments vitaux de toute véritable et viable civilisation.