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Sadruddin Aga Khan: mort d'un prince idéaliste (14/05/2003)
 
Le prince habitait Genève depuis 1959. Il est décédé lundi à Boston des suites d’une longue maladie.
 
SERGE BIMPAGE
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Sadruddin Aga Khan ne se prenait pas pour n’importe qui. Et il ne l’était pas. Celui qui avait l’honneur de franchir les portes de son somptueux château de Bellerive ou, dans le cas particulier, de son hôtel de la Vieille-Ville, était reçu par un serviteur égyptien en livrée. Il se voyait servir une tasse de café turc dans la plus fine porcelaine. Admirait le salon Empire, les tentures de velours et les fenêtres Renaissance ouvrant sur de luxuriantes terrasses. Mais avant d’y parvenir, il devait suivre à la lettre les recommandations du secrétaire particulier: écrire à Son Altesse pour solliciter un rendez-vous, expliquer l’intérêt qu’il porte à la personne du prince, annoncer les points sur lesquels il souhaitait s’entretenir et accepter qu’on se renseigne plus avant sur les qualités du visiteur. Telle est l’une des innombrables facettes de ce prince peu ordinaire décédé lundi à l’âge de 70 ans au Massachusetts Boston Hospital dans le nord-est des Etats-Unis.

Alerte, l’élégance britannique, complet rayé, Sadruddin Aga Khan employait une dizaine de personnes pour diriger les diverses fondations et commissions par lui fondées sur les droits de l’homme, les réfugiés, le nucléaire, l’aide au tiers monde. Elancé, bronzé, il apparaissait talonné par son berger belge, confus d’avoir été accaparé par des appels téléphoniques outre-océan, le sourire enjôleur. Il fallait s’adresser à lui en lui donnant du prince et il précisait immédiatement: "Pas de questions sur ma fortune ni sur ma vie privée. Les journalistes sont obnubilés par notre saga familiale." Enfin et surtout, ne pas l’appeler aga khan. L’attribut était réservé à son neveu Karim, le chef de la communauté des ismaéliens.

Cette discrétion revendiquée, cette obsession de séparer laborieusement les morceaux de sa singulière et trop riche mosaïque (famille, fortune, affaires, carrière) les Genevois la respectaient. Depuis qu’il s’était installé dans notre ville en 1959, dont il était bourgeois d’honneur, il aimait à répéter: "La principale qualité des Genevois, c’est leur discrétion." Il est vrai que les autorités genevoises se sont gardées de révéler l’identité du principal prêteur d’œuvres lors d’une retentissante exposition d’art islamique au Musée d’art et d’histoire. Comme il est vrai qu’on ne l’a jamais chicané avec l’impôt sur le revenu. La surface du personnage, pas seulement financière, loin s’en faut, était telle qu’elle entraînait une spontanée allégeance.

C’est qu’au-delà de son statut de prince, Sadruddin Aga Khan a très tôt ambitionné une carrière au plus haut niveau. Il avait tout juste 26 ans quand Auguste Lindt, premier Suisse haut-commissaire du HCR, vint chercher le jeune homme tout frais émoulu de Harvard pour l’exhorter à promouvoir l’année mondiale pour les réfugiés. Il lui offrit une place de consultant spécial du HCR, tremplin qui permit à ce dernier d’accéder à son tour au poste de haut-commissaire. Il y fut très apprécié. N’accepta jamais le moindre salaire. Fut même plébiscité pour un second mandat (douze ans au total). Grâce à son dynamisme, l’organisation où il se rendait souvent en bateau depuis son château et qui ne s’occupait à l’origine que des questions européennes, fut promue au rang des organisations internationales.

Si bien qu’il postula à plusieurs reprises à la fonction de secrétaire général des Nations Unies. En vain. Le monde international était désarçonné par un prince aux nombreuses nationalités pakistanaise, britannique, française et iranienne. Il n’était pas vraiment un Occidental capitaliste ni un Arabe. Au royaume onusien des yes men, quelle politique pouvait diable pratiquer ce franc-tireur à la silhouette si peu définie? Un sacré tempérament, il est vrai. Ecologiste de la première heure, Don Quichotte à l’assaut des armes et des centrales nucléaires, pourfendeur de la misère dans le tiers monde. Un idéaliste, un pur, comme le soulignait son entourage. Tout le contraire de son neveu Karim qui affichait ostensiblement une fortune de 670 millions. Il n’empêche que Sadruddin ne s’est jamais vraiment remis de cet échec. De même qu’il fut très affecté du peu d’empressement de la communauté internationale, tandis qu’il s’était mis "à disposition" à la fin des années 1980, lors de la succession de M’Bow à la direction générale de l’Unesco.


Un homme à la conscience globale

Dès le milieu de sa vie, il n’aura été plus qu’un homme. Mais quel homme!

Ecarté des affaires internationales, subsistent ses talents remarquables de rassembleur. Il a agit de nombreuses années comme rapporteur de la Commission des droits de l’homme sur les questions d’exode à l’ONU. Vice-président du WWF, il a conservé sans relâche la haute main sur le Groupe de Bellerive qu’il a fondé en 1977 avec Denis de Rougemont. Dans son hôtel particulier, il a tenu moult réunions au travers d’un autre organisme qu’il avait aussi fondé: la Commission indépendante sur les questions humanitaires internationales (ICHI, 1983). Ses innombrables rapports sur la déforestation, la désertification, les conflits armés ou les réfugiés faisaient le plus souvent trembler l’hémicycle du Palais des Nations.

On lui faisait parfois remarquer sa dispersion. Sadruddin Aga Khan répondait alors, hiératique et amusé: "Il le faut pour entraîner une prise de conscience globale. Trop de gens font preuve de provincialisme intellectuel. Tous ces problèmes sont liés." C’est que cet homme à l’immense culture, très proche de la famille Bush à qui il offrait l’hospitalité de son château, avait l’art de la négociation dans ses gènes. Son rêve le plus cher eût été de diriger une organisation internationale. Comme son père le sultan Aga Khan II, chef d’une communauté d’une vingtaine de millions d’ismaéliens dans le monde, réfugié à Genève pendant la Seconde Guerre mondiale et fondateur de la Société des Nations. Comme son frère, ambassadeur au Pakistan auprès des Nations Unies. Comme son neveu, qui reprit la succession de la communauté ismaélienne. Dès le milieu de sa vie, il n’aura été plus qu’un homme aux manières princières. Mais quel homme!


Pétri de talents

ANTOINE MAURICE

Sadruddin pour les proches et dans la Genève internationale, Monseigneur pour les embarrassés de la monarchie: le personnage était pétri de talents. Dans la nébuleuse de ce royaume sans territoire qu’est l’ismaélisme (la branche de l’islam que l’Aga Khan dirige) il avait hérité d’une situation difficile. Aîné sans titre, dépossédé en faveur de son neveu Karim, l’Aga Khan. Il lui avait donc fallu se faire sa place et il la fit avec distinction à Genève pendant les meilleures années de ce qui nous apparaîtra peut-être bientôt comme le demi-siècle de l’ONU.

Il dirigea une des grandes agences onusiennes, le Haut-Commissariat aux réfugiés. Il tenta sa chance ensuite par des candidatures au Secrétariat général dont les chances, (faute de coalition d’Etats qui le soutint), étaient en raison inverse de l’estime dont il jouissait partout dans le monde. Il poursuivit une activité par moments très intense de réflexion sur la société moderne, interne et internationale: environnement et nucléaire, réfugiés et droits de l’homme, désarmement et détente. Il était parfait dans le rôle d’animateur de colloques de haute ambition: polyglotte d’une élégance intellectuelle qui impressionnait ses hôtes et faisait briller Genève. Il aimait cette ville où il comptait de bons amis Suisses. Sadruddin aimait en particulier le lac qui le lui rendait bien, dans sa splendide propriété de Bellerive. Il fut l’un des premiers à se lancer sur le Léman en planche à voile, au tout début des années 1970.

Parcours d’un humaniste philanthrope

  • Né en janvier 1933 à Paris, Sadruddin Aga Khan est le fils de Mohammed Shah Aga Khan III, de la famille royale indienne. Le prince Sadruddin a fait des études à Harvard.

  • De 1958 à 1961, il a travaillé à l’Unesco, avant de devenir en 1962 haut-commissaire adjoint aux réfugiés, puis en 1965, haut-commissaire. Il a occupé cette fonction jusqu’en 1977. Il s’y est distingué en supervisant l’exode massif des réfugiés de la guerre du Pakistan oriental, devenu le Bangladesh.

  • En 1978, il a été chargé de mission auprès du secrétariat général des Nations Unies, avant de travailler à partir de 1981 pour la Commission des droits de l’homme.

    Il était un philanthrope, très actif dans le domaine des droits de l’homme mais aussi de la protection de l’environnement. Il a créé notamment la Fondation Bellerive et l’Association Alp Action chargée de protéger l’environnement dans les Alpes.

    Le prince indien vivait à Genève, au château de Bellerive.


  • REACTIONS

    "Vraiment, c’était un grand bonhomme"

  • Ruth Dreifuss, ancienne présidente de la Confédération:
    Je suis très triste. Je savais qu’il était malade, depuis longtemps déjà. Il m’a écrit encore tout récemment pour qu’on se revoie. Pendant toute sa vie, il fut quelqu’un de très disponible pour réduire la souffrance humaine et pour promouvoir les Nations Unies. J’en avais entendu parler la première fois quand il est devenu Haut commissaire aux réfugiés. On croyait que c’était un dandy, mais c’était en fait un militant.

    On peut souligner aussi le rôle qu’il a joué dans la transmission de la culture islamique. Il avait une merveilleuse collection d’objets d’arts. Je me souviens quand, il y a deux ou trois ans, il m’avait fait visiter la collection de miniatures qu’il exposait au Musée d’art et d’histoire de Genève.

  • Micheline Calmy-Rey, conseillère fédérale:
    Ce que vous m’apprenez me touche. Nous avons eu des contacts surtout épistolaires, notamment lors des différents événements liés à ma carrière politique.

    Sadruddin Aga Khan était un personnage magnifique, d’une haute stature morale. Une personnalité hors du commun, et qui s’est engagé pour les combats qui me tiennent aussi à cœur. La sauvegarde de l’environnement, la défense des droits de l’homme.

  • Robert Cramer, conseiller d’Etat genevois:
    Je suis avant tout attristé. C’était quelqu’un de très remarquable.
    La première image qui me vient à l’esprit, c’est un article de lui qui a paru assez récemment dans le Monde Diplomatique et que j’ai distribué à mes proches collaborateurs. En très peu de mots, il parvenait à expliquer le développement durable et à porter sur ce concept un regard tout à fait original. Il avait un engagement très fort.
    Je l’ai côtoyé à quelques reprises, par exemple durant le combat contre le surgénérateur Superphénix. J’étais l’avocat des plaignants et lui organisait les événements. Il s’est toujours montré très chaleureux à mon égard. Oui, il était réservé, tout en étant chaleureux et attentif.

  • Jeanne Marchig, présidente du Cadap, artiste peintre:
    Mme Marchig a collaboré durant trente-quatre ans avec le prince dans de nombreux domaines de la défense de la nature et des animaux.
    C’était une figure lumineuse qui rayonnait d’amour et de compassion pour les humains comme pour les animaux. Cet être exceptionnel fut l’un des premiers à intervenir dans la lutte antifourrure. Je l’avais rencontré à son bureau de Haut Commissaire pour les réfugiés pour lui demander son appui. Il y répondit avec chaleur. Il avait également pris une part importante dans la lutte pour l’interdiction de la chasse à Genève en 1974.
    Alp Action a été l’une de ses créations les plus importantes, rendant attentifs les pays de l’arc alpin quant à la richesse de leur environnement. Cette organisation est celle qui lui a apporté peut-être le plus de satisfaction. J’aimerais dire combien Sadruddin Aga khan était un humaniste lumineux, avec qui travailler était toujours un privilège remarquable.


  • Andreas Weissen, président de la CIPRA
    "Je me sentais très proche de lui, dans cette perception des Alpes, à la fois paysage naturel et culturel, c’est-à-dire marqué par l’homme". Pour Andreas Weissen, vice-président de l’Initiative des Alpes et président de la Commission internationale pour la protection des Alpes (CIPRA), le prince Sadruddin Aga Khan alliait la simplicité à la détermination. Il avait fait sa connaissance en 1992. Il se souvient d’une personnalité "très dynamique" et "très claire dans ses positions politiques". Avec lui, on allait droit au but, dit-il, évoquant l’appel lancé à la Commission européenne par le prince Sadruddin, le maire de Chamonix Michel Charlet et lui-même contre le retour des poids lourds sous le Mont-Blanc.


  • Ruud Lubbers, haut-commissaire aux réfugiés
    "Le nom de Sadruddin est devenu synonyme du HCR", a déclaré hier le Haut Commissaire aux réfugiés Ruud Lubbers depuis l’Afrique de l’ouest où il se trouve actuellement en tournée. "Il a marqué l’histoire de l’organisation par son style inoubliable, dirigeant le HCR (1966-1977, red.) pendant l’une de ses périodes les plus éprouvantes", affirme également Ruud Lubbers, attristé, comme le personnel du HCR, par cette disparition. Le prince Sadruddin Aga Khan a été, à 33 ans, le plus jeune Haut Commissaire de toute l’histoire de l’organisation.


  • Claude Martin, directeur général du WWF International
    Claude Martin, relève, quant à lui, "la connaissance extraordinaire que le prince Sadruddin avait du contexte humanitaire international". Au WWF, dont il a été vice-président à la fin des années 80, il s’était distingué à la fois par "une pensée assez radicale" et par une volonté farouche de doter le WWF d’une politique globale en matière d’environnement, incluant la gestion des ressources naturelles, le développement durable jusqu’aux aspects sociaux; une ambition qui, à l’époque, n’était pas fréquente.
    D. v. B./J. J. M./E. By/P. My


    Sadruddin Aga Khan était un collectionneur

    Modeste, le prince prêtait volontiers ses trésors.

    ÉTIENNE DUMONT

    Un prince peut en cacher un autre. Ainsi en allait-il pour Sadruddin Aga Khan. Derrière l’homme de paix, le protecteur du massif alpin et le protecteur des animaux, capable de s’attaquer aux Knie pour une sombre histoire de fauves, opérait ainsi l’amateur d’art.

    Il y aura eu plusieurs collections Sadruddin Khan. La première concernait l’Afrique. Le Genevois d’adoption l’avait commencée dans les années soixante, alors qu’il accomplissait des missions dans le cadre des Nations Unies. L’intérêt de Sadruddin pour le Continent noir se tassa au milieu des années septante. C’était comme si les masques se démasquaient. Le Musée d’ethnographie présenta une partie de cet ensemble aux Genevois en 1978, avant qu’il se voit dispersé à Londres cinq ans plus tard.

    Quand on quitte une collection, c’est généralement parce qu’on en aime une autre. La nouvelle folie était la miniature orientale. Tout avait commencé modestement dans les années cinquante. "J’ai acheté une page de Coran d’époque mamelouke pour 100 dollars", racontait l’intéressé en 1999, avec une fausse modestie amusée. Le Musée d’art et d’histoire présentait alors une sélection de ses meilleurs achats sous le titre de Princes, poètes & paladins.

    "Au début venait mon intérêt pour le livre", expliquait l’homme, qui savait se montrer à la fois affable et subtil. Sadruddin Khan laissait volontiers entendre à son interlocuteur qu’il en savait davantage que lui. C’était évidemment faux. En quatre décennies, l’homme s’était formé un véritable œil en compagnie d’un conservateur du Metropolitan Museum de New York, Stuart Cary Welch. "Nous avons beaucoup œuvré ensemble."

    Ce nouvel enthousiasme devait bien sûr beaucoup à l’extraordinaire qualité des calligraphes et des enlumineurs turcs, iraniens ou afghans. Mais il y avait davantage. "C’était bien sûr la quête de racines, qui me semblaient alors bien lointaines." Traduisez. J’étais trop occidentalisé. J’avais perdu de vue le monde musulman en général et les ismaéliens en particulier. Sadruddin Aga Khan couronnera d’ailleurs par un geste public cette passion privée. Il créera un Prix d’architecture islamique allant à des restaurations exemplaires, comme à des créations dans un esprit traditionnel.

    Sadruddin prêtait facilement ses trésors. D’autres pièces ont ainsi pu être découvertes au Museum Rietberg de Zurich. Les plus célèbres étaient des pages du Livre des rois, exécuté dans la Perse des années 1520, et qui passe pour le chef-d’œuvre du genre. Le prince n’avait cependant pas peur du mauvais goût. "Le kitsch me plaît. Il m’amuse. Collectionner reste pour moi un plaisir. Le fameux "haut niveau" que recherchent mes congénères ne m’intéresse pas."

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