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Le Figaro
Jeudi 23 octobre 2003
Photo: Il y a de belles choses à Samarcande, le Reghistan par exemple, l'un des plus fastueux complexes du monde musulman. (DR.)
ÉVÉNEMENT Concerts, spectacles et conférences au Musée Guimet et à l'Odéon-Théâtre de l'Europe
Boukhara, Ouzbékistan : de notre envoyé spécial Hervé de Saint Hilaire
[23 octobre 2003]
On appelle cela le shash maqâm, ce qui signifie «six modes» que l'on peut combiner presque à l'infini. C'est un genre musical savant et multiséculaire. Pas besoin, ici, de tenter de décrire la complexe structure de cet art. Et le profane qui assistera aux différents concerts parisiens de ces artistes d'Asie centrale (voir encadré) sera tout de suite sous le charme tant cette musique est immédiatement ravissante selon le même principe que l'on subit sans intermédiaire le charme de Jean-Sébastien Bach sans rien connaître de l'art vertigineux du contrepoint.
L'Asie centrale, donc. Nous voici à Douchambé, capitale du Tadjikistan, ex-république d'URSS, frontalière de l'Ouzbékistan, de la Chine et de l'Afghanistan. Pays rude et magnifique que soixante-dix ans de tyrannie soviétique n'ont pas réussi à rendre amnésique. Magie des mémoires enfouies et des souvenirs qui soudain renaissent avec une belle vigueur même si – nous y reviendrons – les régimes de fer ont réussi à causer quelques sévères ravages culturels. Douchambé n'est pas à proprement parler une belle ville, les soviétiques n'ayant jamais vraiment brillé par l'inspiration et la douceur de leur architecture ou de leur urbanisme. Mais il y a, çà et là, des îlots d'un extrême raffinement dans cette ville où, dit-on, la progéniture de l'abominable homme des neiges, un enfant hirsute mi-yéti mi-humain, serait balayeur ! L'Académie de musique, par exemple, financée par le fonds Aga-Khan pour la culture. Une modeste bâtisse avec un patio à claire-voie où l'acoustique est idéale pour ces instruments aux si délicats murmures : des luths, rebâbs, sators ou dotars, des tambourins, des violes et des voix de cristal. L'arbitre des élégances du lieu s'appelle Abdovalli Abdorasirov. C'est un musicien accompli et un professeur tout dévoué à une cause presque sacrée : faire revivre, dans toute sa rigueur et sa splendeur originelle, l'art du shash maqâm. Il y réfléchit et y travaille depuis une dizaine d'années. «Ici, explique-t-il, la musique et l'art de la métrique et de la prosodie des grands poètes sont indissociables. Le rythme du musicien épouse harmonieusement celui du poète.»
Il commence par nous faire l'honneur d'assister à l'un de ses cours, mélange étonnant de philologie, de récitation et d'apprentissage méticuleux des rythmes «qui sont la porte de la musique». Dans le patio un petit concert s'organise. Abdovally joue un solo de sator, instrument plaintif comme une viole de gambe, et l'on songe à M. de Sainte-Colombe. Puis on écoute ce qu'on appellerait en Occident un quatuor avec un gamin de huit ans qui tient sa partie de tambourin avec une rigueur et une obstination sans faille. Enfin voici les chanteuses : Zoumarad, 22 ans, dont le nom signifie émeraude, et Azadé Ashurova, elle aussi merveilleuse artiste, primée au Festival de Samarcande, en Ouzbékistan, le deuxième prix seulement, parce qu'elle est tadjike... Elles chantent en perse les poètes du passé : Rudaki, Jaimi, Sadi, Soib, Hafez ou le plus savoureux des laudateurs du vin : Omar Khayam. Revenir sur ter re est une tris tesse que console à peine le délicieux et bien terrestre plof (le riz au mouton et aux épices) offert par le maître de maison.
Un peu plus loin, toujours à Douchambé, encore une modeste cour à ciel ouvert. Il y a du beau monde. Oh, pas au sens mondain du terme. Dans ce pays où le salaire moyen dépasse à peine 5 dollars par mois, c'est la gaieté, la profondeur des âmes et la modestie du grand art qui remplace les paillettes et le culte des gloires d'un quart d'heure. Sur une estrade s'installent des chanteurs du Badakhshan, cette région des hautes montagnes du Pamir qui étend sa majesté jusque au-delà de la frontière afghane. Il y a là Djambaz qui, dans son village perdu, est aussi luthier, instrumentiste, forgeron et chaudronnier. Il a accepté de venir jouer à Paris. Cela l'amuse, quoiqu'il ne soit jamais aussi heureux que dans son pays enclavé (mais très scolarisé, d'une culture raffinée et très ouvert aux autres). C'est aussi le cas du subtil chanteur Nobovar Chenarov. Ils sont musulmans ismaéliens et leurs chants louent les saints, les poètes et l'amour. On lui demande si cela ne le gêne pas un peu de se produire en Occident dans une salle confinée, lui qui a l'habitude de galvaniser un public de villageois connaisseurs et d'enchanter les jeunes mariés. «Oh ! non, pas du tout. Souvent nous jouons en effet pour la mariée. A Paris, il y aura forcément une jolie femme dans la salle, n'est-ce pas ? Alors nous lui dédierons notre musique !» C'est aussi simple que cela. Nobovar rappelle aussi que durant l'ère soviétique il était interdit de jouer de la musique religieuse en public («en privé, on ne se gênait pas !») mais que l'ancien régime n'est jamais parvenu à appliquer cet absurde décret pour les enterrements.
Et puis voici Mastona Ergashova, une légende vivante du chant tadjik qui vient d'être honorée du titre sonore d'artiste du peuple du Tadjikistan. Elle est resplendissante, grande et massive comme un chêne plein de rossignols. Elle est assise dans la courette. Hier, elle a chanté des heures dans un toy, c'est-à-dire une fête donnée notamment lors des mariages. Elle a fait danser son petit monde accompagné par un affreux synthétiseur. Aujourd'hui, l'ambiance est plus recueillie et Mastona toujours aussi radieuse. Depuis l'indépendance, elle n'est plus obligée de «chanter les louanges du Parti ou de Lénine». Elle va chanter Dieu et l'amour, évidemment, en s'accompagnant du luth, du rebâb ou du târ, instruments dont elle est virtuose et qui dansent comme des enfants réjouis sur sa poitrine généreuse !
Frontière du Tadjikistan avec l'Ouzbékistan. Les relations entre les deux pays sont plutôt sinusoïdales et la police des deux côtés est tatillonne. En plein désert ouzbek, à quatre heures de route de la capitale, à Munchoa dans la région de Baysun, vit Soberdi, le barchi, c'est-à-dire le barde que l'on pourra également entendre à Paris. Avec sa nombreuse famille, il occupe une maison et ses dépendances en grande partie construites par de modestes villageois qui le rétribuent ainsi de ses prestations dans les mariages ou les fêtes de famille. Cela dit, il peut se rendre sans s'annoncer chez le gouverneur et le président Karimov l'a consacré barde du peuple, il y a trois ans. Aujourd'hui il est un peu fatigué. Il a chanté toute la nuit dans un toy. Pendant douze heures. Il veut bien chanter à nouveau pour ses visiteurs d'Occident. Mais, d'abord, il envoie son fils à cheval chercher le boucher pour tuer le mouton. «Que dirait-on au village si je ne vous retenais pas à déjeuner...» Après le repas, bien arrosé de vodka. Ici l'islam n'est pas très sourcilleux et l'Ouzbek est solide. Soberdi est simple et magnifique. Ce doux descendant des féroces cavaliers de Tamerlan a gardé le cheval et troqué les cris de guerre pour la poésie et l'arc pour le dounbra, un instrument à cordes qu'il chérit comme un enfant, lui aussi. Enfin ce grand barchi qui considère que l'une des qualités indispensables à un artiste est le savoir-vivre commence à chanter. Sa voix est impressionnante, une voix d'airain et de dentelle qui raconte des épopées, les méfaits des méchants Kalmouks ou la douceur des saints. Il dit que son meilleur public ce sont les montagnards turcs du Tadjikistan et que son dernier voeu est d'être hadji (avoir fait le pèlerinage à La Mecque) et de se laisser pousser la barbe. Soudain, au-dessus des montagnes se lève une lune toute ronde et enjouée qui semble saluer ce merveilleux oasis de civilisation perdue dans l'immensité de la steppe. D'autres merveilles nous attendent, plus loin, à l'ouest.
A Boukhara, la splendide et la sainte. Il y a de belles choses à Samarcande, le Reghistan par exemple, l'un des plus fastueux complexes du monde musulman. Mais Boukhara est plus profonde. Son architecture inscrite dans un urbanisme pensé, rythmé, sans symétrie sévère que d'ailleurs l'islam prohibe. Il y a là, comme dans le poème selon Claudel, «un nombre tel qu'il empêche de compter». Et puis la ville abrite un bijou rare et bien vivant qui répond au doux nom de Mohiniso Majitova. Elle a dix-neuf ans. Elle est danseuse. Jean During, ethnomusicologue français, ancien élève d'Henry Corbin dont il occupe la chaire à Téhéran, auteur de nombreux ouvrages sur l'Asie centrale (dont le très beau L'Ame des sons *) et directeur artistique des manifestations parisiennes, la prie de venir danser un soir dans le patio d'une petite maison. Moment d'extase. Elle danse dans le plus pur style de la tradition particulière de Boukhara. Moment d'extase. Jean During, qui a vu grandir la jeune fille depuis qu'elle est enfant, lui prédit un grand avenir artistique si elle continue de travailler beaucoup. C'est en bonne voie. Surtout depuis que Mohiniso a rompu ses fiançailles avec un homme qui voulait l'enfermer à la maison, la vêtir plus qu'il n'est raisonnable et lui interdire de pratiquer son art. Il y a beaucoup à dire sur la condition des femmes en Ouzbékistan où les hommes sont pacifiques mais battent volontiers leurs épouses. Empêcher Mohiniso de danser ! Quelle idée désespérante... On aimerait plutôt lui demander un baiser chaste sur sa bouche de cerise qu'elle protégerait juste de la paume de sa main, un baiser comme celui que la princesse chinoise Bibi Khanoum, l'une des épouses de Tamerlan, accorda à un jeune architecte. Mais on craindrait de s'entendre rappeler que Tamerlan précipita la princesse du haut d'un minaret. Quoique, à la contempler, on se dit que Mohiniso (présente aussi à Paris) sait peut-être voler.