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Liberation, France.
27 novembre 2003

Par Jean-Pierre THIBAUDAT, envoyé spécial à Khorog

Voyage au bout du monde, dans cette province tadjik dont les meilleurs musiciens jouent ce soir à Paris.

Le Badakhchan à fleur de chant

Comme la plupart des natifs du Badakhchan, Djonbaz est ismaélien, branche chiite de l'islam dont l'imam est l'Aga Khan. Une religion sans voile ni mosquée. Chaque maison pamiri à l'architecture de bois immuable (cinq piliers voués à Ali, Hassan, Hussein, Mohamed et Fatima) est aussi un temple domestique….

Chants et musique du Badakhchan. Théâtre de la Ville,
2, place du Châtelet, Paris IVe, ce soir à 20 h 30, rens : 01 42 74 22 77. Demain au Théâtre de Caen, tél. : 02 31 30 48 00.

'homme, assis dans un rayon de lumière tombant du ciel de sa maison pamiri, écrit à l'encre de Chine et en persan sur un coussin de feuillets disposés sur un trépied. Sur le côté, zébrés de soleil, un rubâb et un ghijak, instruments à cordes dont on devine les formes, emmaillotés dans leur étui de coton. Ce n'est pas un tableau de genre du temps des Timourides, ni une scène d'un film sur les grands poètes d'Asie centrale des siècles passés. C'est aujourd'hui, un instant d'éternité suspendue dans la maison familiale de Djonbaz Doshanbiev, à Sipong, dans la vallée de Bartang. Au bout du monde.

De Douchanbé, la capitale du Tadjikistan, à Khorog, la bourgade qui tient lieu de grande ville du Badakhchan, au coeur des hautes montagnes du Pamir («le toit du monde»), il vous faut deux jours de route dans une vieille Jigouli russe. De là, il reste à cahoter sur un semblant de piste caillouteuse quatre ou cinq heures dans cette increvable casserole, pour atteindre la vallée creusée par la rivière Bartang («passage étroit») après avoir quitté les rives du Piandj, qui prendra le nom d'Amou Daria ­ l'Oxus des Grecs ­ avant de se jeter en mer d'Aral.

En chemin, vous aurez pris un thé vert à Saferdora dans une tchaïkhana du Darwaz dont le tôlier vous proposera d'acheter une vache avant de vous servir le meilleur miel d'Asie centrale, vous aurez appris le nom d'une fleur bleue appelée zardigole, dormi dans les grondements de torrent à Alaïkum, grignoté sans fin des mûres séchées et, près de Khorog, vous aurez reconnu ces pinceaux que sont les peupliers et qui, avec les poteaux télégraphiques, bâtonnent les vertes et ocres vallées tadjiks. Au bout de tout ça, Sipong, où vous surprenez dans sa quiétude un homme d'exception.

Comme la plupart des natifs du Badakhchan, Djonbaz est ismaélien, branche chiite de l'islam dont l'imam est l'Aga Khan. Une religion sans voile ni mosquée. Chaque maison pamiri à l'architecture de bois immuable (cinq piliers voués à Ali, Hassan, Hussein, Mohamed et Fatima) est aussi un temple domestique. Une seule fenêtre, au milieu du toit, tient lieu de cadran solaire.

Djonbaz parle la langue de sa vallée, une des sept langues du Pamir, mais aussi le tadjik (le persan), l'ouzbek et le russe (son pays faisait naguère partie de l'URSS), il ponctue sa conversation de «et voilà», expression qui en pamiri a le même sens qu'en français. Tout à la fois paysan et savant, sec et doux, c'est un hâfez : un «homme qui sait». Faute de pouvoir acheter des livres, il a recopié de sa main les ouvrages de poètes et écrit lui-même un livre où il lit l'état du monde et le futur des êtres. Il fabrique des meubles et des instruments de musique, forge le fer, ses connaissances des mélopées du Badakhchan sont inépuisables. Et c'est un joueur hors pair de ghijak, vielle qui pleure la musique, son instrument préféré. Tout cela, il l'a appris auprès de son père, des anciens du village, d'un maître de musique. La réputation de Djonbaz est grande, jusqu'à Douchanbé.

«Je n'ai jamais bougé d'ici» sourit-il. A quoi bon ? Même si le village est pauvre. «On a du blé, des oignons, des pommes de terre, des fruits, un peu de bétail. De temps en temps, on essaie de vendre.» Il n'y a guère que le sucre, la farine, le thé et l'huile qu'achètent les paysans de la vallée de Bartang. Pourquoi diable Dieu a-t-il envoyé des hommes vivre dans ce pauvre bout du monde ? «Si j'avais été là, moi aussi je lui aurais demandé pourquoi ?», confie Djonbaz. Alors on y a fabriqué des recettes pour vaincre l'adversité. Ecrivez le nom d'un ennemi sur du papier, allez à la rivière pêcher un poisson, videz-le, enfermez le papier dans le ventre du poisson, attendez, quand le poisson sera desséché, l'ennemi le sera aussi. Autour de la maison de Djonbaz, le paysage de montagne est calmement grandiose. Chaque pierre a sa légende.

Jalousies. A Khorog, nous attend une femme deux ou trois fois moins âgée que l'érudit de Sipong, Sâhiba Dovlatshoeva. Djonbaz dit d'elle qu'elle a «la plus belle voix du Badakhchan», ce que personne ne conteste mais qui ne va pas sans susciter des jalousies.

Sâhiba vient de Tcharsim, un village de 80 familles. Son père camionneur ne lui a pas appris la musique mais, dans les villages du Badakhchan, celle-ci est omniprésente. «Je chante depuis l'âge de 7 ans.» A 13, elle a commencé à gagner des prix, puis elle est allée étudier les arts à Douchanbé. La guerre civile arrivée, elle est revenue au pays et s'est mariée. Son mari jouait de la mandoline, elle chantait, ils sont entrés dans la troupe du théâtre de Khorog dont l'orchestre est un des piliers. Elle a aussi fait partie de l'ensemble Espoir, que dirigeait Douchanbé Palaiev, son premier maître, déjà venu au Théâtre de la Ville. Et puis son mari est mort tragiquement.

Gravité. Sâhiba est toujours salariée du théâtre de Khorog, à 3 dollars par mois. Elle ne sait comment nourrir sa fille, sa famille, sa belle famille : 27 personnes. Les concerts à l'étranger ou chez des riches tadjiks sont une aubaine. Elle revient au Théâtre de la Ville, en soliste, avec une voix mâture, d'une gravité propre aux chants lents et obsédants du Badakhchan qui, soudain, s'ébrouent dans les aigus. Djonbaz l'accompagne. «Et voilà.» Lui aussi est venu à Paris, qu'il aime «parce que les gens y parlent doucement».

Il a pour Sâhiba les yeux d'un père, elle le respecte comme un maître, ce qui ne les empêche pas d'avoir des complicités de gamins. Il joue du ghijak, elle chante le falak, ce chant du destin, l'éternel ressac du Badakhchan.