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Realité Online, Tunisie
24-04-2004

Les grands magistrats tunisiens : II/ CADHI NOOMAN (896-974) - L’exception chiite.

Par Maître Sami Mahbouli

Après s’être attardé sur le rôle de l’imam Sahnoun dans l’affirmation du malékisme en Tunisie, un magistrat non moins prestigieux, Cadhi Nooman, mérite d’être évoqué.

Cet éminent juriste du 10ème siècle a servi quatre monarques successifs, trouvant nénanmoins le temps de rédiger une vingtaine d’ouvrages. Grâce à ce legs, les historiens ont glané de précieuses informations sur la seule dynastie chiite qui a régné en Tunisie: les Fatimides.

L’antagonisme entre Sunnites et Chiites n’était pas perçu par Cadhi Nooman comme irréductible, si bien qu’il consacrera de patients efforts pour concilier les principes propres à cex deux grandes familles de l’Islam.

L’Imam ... inattendu

Comment imaginer un seul instant qu’un missionnaire chiite d’origine yéménite serait capable de balayer une dynastie vieille de 100 ans.

Quant Abou Abdallah choisit de suivre les pélerins de la tribu berbère Kutama dans leur fief du Maghreb central, nul ne se doute que ce redoutable prédicateur caresse le projet insencé d’installer sur le trône de l’Ifrikia Obeid Allah, un descendant d’Ali, le gendre du Prophète Mohammed. Que de controverses sur l’origine exacte de Obeid Allah; les plus excessifs en font même un Juif dont le père s’appellerait Mimoun Ben Dissan.

Abou Abdallah se réclame de l’Ismaëlisme, une secte chiite minoritaire dérivant du 7ème descendant de Ali et Fatima, l’imam Ismaël, de nos jours cette croyance subsiste en pays druze et parmi les fidèles de l’Agha Khan.

En butte à l’oppression du pouvoir abasside, les Ismaëliens, à l’instar des autre Chiites, se réfugient dans la clandestinité.

De Koufa en Irak, des missionnaires exaltés se répandent dans le Monde arabe pour y annoncer la venue de Mahdi rédempteur.

Grâce aux valeureux guerriers Kutamas, Abou Abdallah lance une campagne militaire en plein cœur du Maghreb; l’émirat aghlabite, sûr de sa puissance, ne s’émeut guère des gesticulations de cet exalté. Quelques années plus tard, Abou Abdallah écrase les armées aghlabites à Arbous. Pour Zyadat Allah Ibn Aghlab, l’heure d’un humiliant exil en Egypte a sonné.

Abou Abdllah rentre triomphalement à Kairouan et s’installe le 25 mars 909 au Palais de Rakkada. Obeid Allah Mahdi peut désormais quitter Sijilmassa où il a trouvé refuge pour regagner Kairouan où Abou Abdallah lui offre un royaume. Son premier geste sera d’assassiner Abou Abdallah et son frère Abou Abbès, comme pour mieux signifier l’indivisibilité de son pouvoir.

Ainsi débute ce qu’on pourrait qualifier «l’exception chiite», à savoir une période de plus de 60 ans durant laquelle le pouvoir en Tunisie, fait exceptionnel en pays profondément sunnite, appartient à une dynastie chiite. Cadhi Nooman tient dans cette parenthèse historique singulière une place de premier plan.

On ignore presque tout de la naissance de Abou Hanifa Nooman. On s’accorde à dire qu’il est né en 896 à Kairouan dans une famille acquise au Chiisme avant même l’arrivée des Fatimides. Bien que très minoritaire, le Chiisme a toujours existé en Ifrikiaa, appellation ancienne de la Tunisie. Les missionnaires chiites tels que Abou Sofiane et Halwani ont écumé le Maghreb dès le 9è siècle.

Formé par les Ulémas de Kairouan, Abou Hanifa Nooman entre en 924 dans l’administration fatimide et plus exactement au Diwan des lettres. D’apparence modeste, cette fonction a l’avantage de le familiariser aux arcanes du pouvoir.

Il faut attendre le troisième Calife fatimide, Mansour, pour voir Cadhi Nooman embrasser la magistrature. Son apprentissage judiciaire se fait à Tripoli, alors province de l’Ifrikia. Il est ensuite rappelé à Mansouria, la nouvelle capitale fondée par le Calife Mansour à proximité de Mahdia.

Sa nomination comme Grand Cadhi ( ) le surprend lui-même: le voici au sommet de la hiérarchie judiciaire et par là-même un des plus hauts dignitaires de la Cour fatimide.

Les attributions du Grand Cadhi sont considérables : il est chargé de désigner les juges dans toutes les provinces du vaste empire fatimide et notamment en Sicile arabe depuis le milieu du 9éme siècle. A ce titre, il est habilité à contrôler l’activité des gouverneurs et de sanctionner au besoin tous les abus du pouvoir local. Contrairement à la période aghlabite. Mais le pouvoir fatimide assigne à Cadhi Nooman une mission primordiale : être le doctrinaire du régime fatimide .

Ses connaissances en droit chiite en font le plus brillant propagandiste de la foi ismaélienne. Ces ouvrages tendent à diffuser les principes chiites et notamment à les vulgariser dans des ouvrages à la portée de tous : Le livre du Dinar, véritable traité de doctrine chiite en est un parfait exemple.

Cette tâche n’est pas de tout repos car la population tunisienne reste très attachée au sunnisme et en particulier au malékisme et voit avec suspicion l’action prosélyte menée par Cadhi Nooman. Les savants malékites de Kairouan cramponnés à l’enseignement de l’Imam Sahnoun, combattent ce qu’ils jugent une pure hérésie avec les armes de l’esprit mais parfois également au prix de leur vie . Les martyrs de la cause sunnite sont nombreux; Ibn Abi Zid, grand savant kairouanais du 10éme siècle, se fera l’écho des exactions commises par les chiites : Ibn Khairoun , Ibn Houdhail, Abou Jaafar Maafir sont parmi les victimes les plus connues de cette intolérance religieuse .

Cette hostilité ne désarme pas pour autant Cadhi Nooman dont le travail d’initiation aux dogmes du chiisme se poursuit au gré des prêches du vendredi et dans ses livres. Il devient un des maîtres incontestés de la science du Batin spécifique aux Chiites à savoir la recherche du sens caché des versets du Coran.

Cadhi Nooman mettra autant d’ardeur dans la mise en place d’une justice respectée. Il rendra ses décisions d’abord dans le patio du palais de Mansouria. Mais la foule qui se presse sur les marches du palais finit par indisposer le futur Calife Moez ; un tribunal spacieux sera érigé en dehors du Palais royal.

Le champ de compétence de Cadhi Nooman recouvre les questions touchant aux successions et au droit de la famille en général. En revanche les questions qui relèvent des Awkaf ou de Beit Al Mal sont exclues de son rayon d’intervention.

Cadi Nooman instaure, par ailleurs, la fonction du juge des souks, chargé de veiller au bon fonctionnement des marchés , aux prix des denrées et au respect des règlement municipaux.

D’un point de vue formel, le juge chiite ne diffère pas de son homologue sunnite: il est privé de collaborateurs et de tout apparat ; il applique également une procédure simplifiée dans le traitement des affaires. Seules différences notoires : son rôle en matière de prosélytisme religieux inexistant chez le juge sunnite et son statut de fonctionnaire d’Etat.

Il faut se garder prendre pour argent comptant l’oppression exercée par les Chiites sur les Sunnites durant le règne Fatimide : elle a été souvent exagérée par les historiens tunisiens, selon Farhat Dachraoui, compte tenu de leur aversion du Chiisme. En tout cas Cadhi Nooman n’a jamais été accusé d’user de la contrainte en matière religieuse.

Conscient de l’enracinement du malékisme en terre maghrébine, il veillera à conserver aux religieux sunnites tout leur poids, en particulier à Kairouan où le Cadhi sera toujours choisi parmi les Sunnites.

L’hagiographe des Rois

Derrière le grand magistrat se cache un historien raffiné ; en effet, grâce aux nombreux ouvrages que nous laissera Cadhi Nooman, la dynastie fatimide est mieux connue.

Sur le plan de la chronique historique, Cadhi Nooman consacre de longs développements à l’insurrection d’Abou Yazid ; ce Berbère de la tribu zénète, obscur maître d’école à Tozeur, sa ville natale, va durant plus d’une décennie donner des frissons aux Fatimides; juché sur un âne, il sème l’épouvante à travers le pays; il assiège Mahdia durant des mois et pille les principales villes de Tunisie. Bien que Kharijite, tendance Nakara , Abou Yazid est soutenu par les Sunnites pressés de se débarrasser des hérétiques au pouvoir. Les exactions et les horreurs que commettent les hommes d’Abou Yazid finissent par lui aliéner la sympathie des masses sunnites. En 947, il tombe au combat et son corps empaillé sera exposé sur les murs de Mahdia. L’insurrection a vécu et le kharijisme sera presque éradiqué de la Tunisie.

Dans cette lutte contre Abou Yazid, une tribu berbère toute dévouée aux maîtres de Mahdia commence à remplacer celle des Kutamas dans le cœur des fatimides : les Sanhajas.

Mansour, le calife victorieux, n’a plus rien à craindre à l’intérieur de ses frontières; le temps de la conquête peut commencer…

Cadhi Nooman nous relate abondamment la geste expansionniste des Fatimides . La soif de conquête du 4ème Calife fatimide, Moez, qui entame son règne en 953, est saisissante.

Cadhi Nooman ne dissimule pas une admiration sans bornes pour ce conquérant doublé d’un homme de lettres .

A aucun moment l’histoire la Tunisie a transcendé si nettement sa géographie. Moez Li Din Allah El Fatimi régnera sans partage de Fès à Damas.

Cadhi Nooman nous livre de précieuses considérations sur la rivalité qui oppose le Calife Moez aux Califes de Baghdad et de Cordoue. En effet, le calife Moez affiche son mépris pour ceux qu’il juge des usurpateurs. En tant que descendant du Prophète et de Fatma sa fille, il estime qu’il est le seul digne de guider l’Umma.

Cette rivalité va prendre rapidement un tour belliqueux : Moez attaque sur terre et mer les Andalous : le port d’Alméria est détruit par la flotte fatimide , les vassaux des Andalous au Maroc sont anéantis .

Le Calife de Cordoue ne se fera pas faute de réagir en attaquant les côtes tunisiennes et notamment Tabarka et Sousse. A l’Est, les armées de Moez menacent l’Egypte et les vassaux des Abassides, les Ichkidiens.

Pour autant, Le Calife Moez ne dédaigne pas la guerre sainte et défait définitivement les Byzantins en Sicile et en Calabre; Taormine , dernier bastion chrétien en Sicile, tombe et est baptisé Moezia en l’honneur du Calife Moez.

Le Calife Moez va également prêter main forte à la dynastie arabe des Balouti en Crète et que les Byzantins veulent évincer de l’île.

Mais l’Egypte est la terre la plus convoitée par le Calife fatimide. Moez a compris que le Chiisme sera toujours considéré comme une hérésie en terre maghrébine et qu’il faudrait se transférer tôt ou tard au Machrek. C’est du moins l’avis de Abdallah Laroui, le penseur marocain, dans son ouvrage consacré à l’histoire du Maghreb.

El Jawhar El Sikilli réalisera le rêve de Moez en 969 : les troupes fatimides rentre à Fustat et bousculent la garde Ichkidienne . Trois ans plus tard le calife El Moez quitte définitivement la Tunisie pour s’installer au Caire que son fidèle lieutenant vient de fonder.

La boucle est bouclée : les Fatimides rejoignent leur terre d’élection et laissent l’Ifrikia aux Sanhajites .

Cadhi Nooman accompagne le Calife Moez au Caire ; il y occupera la plus haute fonction judiciaire et organise le fonctionnement de la justice en Egypte. Son œuvre de codification du droit chiite est un outil précieux pour organiser la vie économique et sociale dans les terres nouvellement conquises.

En 974, Cadhi Nooman s’éteint au Caire, mais durant deux siècles ses descendants se succéderont à la tête de la magistrature fatimide.

Sa vie durant, Cadhi Nooman aura prouvé que la fidélité au monarque n’est pas incompatible avec une justice digne. A cet égard, il traite abondamment dans ses ouvrages des difficultés de la fonction judiciaire et disserte sur les qualités du juge exemplaire : droiture et compétence.

En définitive, Cadhi Nooman est assez connu mais à mon sens insuffisamment reconnu; ce Tunisien d’exception, quelle que soient ses convictions religieuses, est assurément une de nos plus grandes figures intellectuelles.