http://www.laliberte.ch/news_magazine.cfm?id=150005
La Liberté
MARDI 9 NOVEMBRE 2004

CULTURE

UN POUMON DE TRENTE HECTARES POUR LE CAIRE

Egypte · Le parc public d'Al-Azhar a fait revenir les oiseaux au coeur historique de la gigantesque et étouffante capitale. Offert à la ville par l'Agha Khan, il fait aussi le pari d'insuffler une nouvelle vie économique aux quartiers voisins.

LAURENCE D'HONDT DE RETOUR DU CAIRE

Ali a récemment acquis un râteau. Avec son nouvel outil de travail, il rappelle ses ancêtres, lorsque ceux-ci travaillaient la terre limoneuse du delta du Nil. Mais le paysage qui entoure Ali n'a plus rien de la douceur miraculeuse des terres égyptiennes. Où que porte le regard, c'est la mégalopole du Caire qui s'étend, - immeubles de béton inachevés, toits hérissés d'antennes, brume de pollution enveloppant jusqu'aux pyramides et cela, comme tant de villes du tiers-monde.

Le carré de terre verte et fertile que ratisse Ali, citadin au teint blafard, forme donc un contraste vivifiant avec l'environnement dégradé qu'offre Le Caire et ses quelque 17 millions d'habitants. C'est qu'Ali a la chance d'être employé dans le nouveau parc Al-Azhar, offert à la ville par Son Altesse l'Agha Khan.

Ce parc de 30 hectares, situé au coeur de la capitale, se veut à la fois un poumon pour la ville, une source de développement pour les quartiers environnants, un espace culturel et un lieu de détente.

UNE EMPREINTE DE PIED

Le parc Al-Azhar, qui a ouvert ses portes en octobre, est un des projets les plus ambitieux jamais réalisés par les services culturels de l'Agha Khan (Agha Khan Trust for Culture). L'idée a germé il y a vingt ans lorsque le prince découvrait, lors d'une conférence consacrée à la croissance urbaine du Caire, que les habitants ne disposaient, en termes d'espace vert, que de l'équivalent d'une empreinte de pied par personne!

Frappé, il a décidé d'offrir à la ville un parc digne de ce nom, et pas un de ces espaces publics pelés aux arbres malades coincés entre deux voies rapides. Pour autant, le cadeau n'a pas été accueilli à bras ouverts. Les autorités, qui se contentaient généralement de planter quelques arbres pour faire respirer les Cairotes, n'ont pas immédiatement vu l'intérêt de créer un espace vert d'une telle ampleur.

Et face à la densité d'habitations de la capitale, il n'était pas évident de trouver quelques hectares non bâtis. Le projet a donc dû se rabattre sur un immense dépotoir, vieux de 500 ans, situé derrière la célèbre mosquée Al-Azhar. L'opération en est devenue titanesque: un million et demi de mètres cubes de décombres ont dû être déplacés, ce qui a mis plus de 80 000 camions sur les routes.

La terre a ensuite dû être "retravaillée" à l'aide d'une couche d'argile, de sable alcalin et de terre végétale, afin de pouvoir recevoir les centaines de variétés d'arbres et d'arbustes élevées à l'extérieur du Caire ainsi que le gazon "anglais", directement posé sous forme de plaques prédécoupées.

UN CERTAIN ART DE VIVRE

Aujourd'hui, les Cairotes peuvent profiter de leur "Central Park". Là où rôdaient les rapaces, des hérons, aigrettes et d'autres oiseaux survolent à présent le parc et viennent se poser sur le gazon entre les allées de palmiers, d'acacias ou de jujubiers. Le parc renoue ainsi avec un certain art de vivre arabe et musulman, qui voulait qu'au moment de sa construction, au Xe siècle, Le Caire pouvait s'enorgueillir de compter 20% d'espaces verts destinés aux loisirs ou au simple plaisir de se promener. Dans la tradition des jardins arabes et persans, l'eau est omniprésente et domptée en cascades, en petits jets ou en rigoles, afin que le précieux liquide s'entende, se voie, se goûte et fasse rêver ceux à qui il manque. Au loin, vers la mosquée Al-Azhar ("la radieuse"), les murs d'enceinte de l'époque ayyubide (XIIe siècle), restaurés au cours des travaux, enserrent l'oasis de verdure qu'est le parc.

ÉCONOMIQUE ET SOCIAL

Et afin de donner aux promeneurs l'occasion de se poser et de se restaurer, des pavillons à l'architecture d'inspiration fatimide (Xe-XIe siècles) ont été construits. Ils offrent des vues plongeantes sur Le Caire et ne devraient pas manquer d'attirer les touristes. Le parc ressemble à un balcon d'où l'on peut admirer la ville, au loin et en toute quiétude. Il y manquerait seulement, si l'on devait formuler une critique, un peu plus d'espaces ombragés. Mais là où le projet se distingue le plus, c'est dans son souci d'assortir la réhabilitation immobilière à des programmes sociaux. Ainsi, à l'inverse de nombreux sites patrimoniaux, la vie n'a-t-elle pas été chassée loin du parc. Les maisons adossées au mur ayyubide ont été, au contraire, invitées à y rester et ses habitants à les restaurer, grâce à une politique d'encouragement financier.

"CHANGER DE VILLE ET DE VIE"

Le quartier voisin de Darb El-Ahmar, l'un des plus pauvres du Caire, mais aussi des plus riches en art et architecture islamiques, bénéficie de multiples projets de réhabilitation socio-économiques: modernisation des logements, collecte des ordures, formation, microfinancement, dans lesquel le Fonds de développement égypto-suisse a largement investi.

Le parc lui-même fournit des emplois de jardiniers, d'artisans, de gardiens à ceux qui l'entourent, afin de les intégrer à la nouvelle vie écologique et économique qu'il veut insuffler... Ainsi, Ahmed qui a appris à gratter la terre en apprenti archéologue, dans les décombres entourant le mur ayyubide. "Le jardin m'a donné l'impression de changer de ville et de vie", dit le jeune homme qui travaillait auparavant dans une minuscule boutique de chaussures. LDH