La Société de l'Héritage Présente... | Back to Heritage |
CLAUDE CAHEN
Le problème que nous désirons soumettre au présent colloque est le suivant. L'Égypte a été pendant la plus grande partie du Moyen Age un centre considérable de commerce international, où par conséquent ont été attirés de nombreux marchands étrangers. Cependant il faut, parmi ces marchands et dans la manière dont ils pénètrent en Égypte, opérer des distinctions; il faut en opérer également entre les périodes. Par voie de terre y pénètrent essentiellement des marchands ou proprement musulmans ou en tout cas sujets des Etats musulmans, qu'ils soient musulmans, chrétiens ou juifs, arabophones ou iraniens; malgré les lumières nouvelles que jettent sur ces marchands, et sur les Juifs en particulier, les récents travaux, surtout du Professeur Goitein, consacrés aux documents dits de la Geniza du Caire (1), nous ne nous occuperons pas ici de ces marchands, qui ne sont pas complètement des étrangers. Complètement étrangèrs sont ceux qui viennent des pays extérieurs au Dar al-Islam, et dans la pratique il s'agit à peu près exclusivement de marchands arrivant par mer, et par conséquent dans les ports; encore ceux qui arrivent dans les ports de la Mer Rouge sont-ils, même s'ils viennent de l'Océan Indien, voire d'au-delà, des hommes originaires du monde musulman (2); mais il n'en est pas de même dans la Méditerranée, où il s'agit de marchands venant de l'Europe chrétienne, byzantine ou occidentale. Ceux-ci arrivent à Alexandrie, parfois à Damiette, voire même Tinnis (3). Il n'est pas du tout nécessaire qu'ils se rendent dans l'intérieur du pays, ni même au Caire, où les marchandises qu'ils ont apportées, ou d'où celles qu'ils veulent emporter, peuvent être transportées par des intermédiaires locaux. Tant dans l'Empire Byzantin que chez les Fatimides, on accueillait les étrangers venus par mer dans quelques places organisées en conséquence, avec douanes et contrôles adaptés, mais on limitait leur droit de circuler à l'intérieur du pays et a fortiori on leur interdisait de se réembarquer la Mer Noire, ici sur la Mer Rouge. D'ailleurs les marchands venus par mer, à la différence des caravanes terrestres, devaient, s'ils désiraient continuer maintenant leur voyage par terre, prendre des dispositions techniques nouvelles, auxquelles ils étaient mal préparés. Bien entendu les précautions prises par le gouvernement égyptien étaient particulièrement strictes dans les moments où une guerre contre les Etats d'où venaient certaines de ces étrangers pouvait faire craindre que parmi eux se glissassent des espions déguisés ou des fauteurs de troubles, voire des hommes menant de front les activités commerciales et militaires: cette situation a été pratiquement celle de toute la période des Croisades, c'est-à-dire de la moitié du laps de temps que nous envisageons dans notre présent exposé (4).
Néanmoins Le Caire était un cas un peu particulier. Là était la capitale d'un des plus puissants Etats Musulmans, là donc était la Cour, si importante commercialement en un temps où les marchands ne pouvaient vendre de produits chers qu'à l'aristocratie qui s'y trouvait groupée; là était l'aboutissement ou le passage obligé de tous les commerçants venant de l'est par voie de terre ou du sud par Mer Rouge; là enfin se trouvaient les services centraux du gouvernement, si importants eux aussi commercialement en un pays où l'État était lui-même commerçant et se réservait le monopole de l'achat et de la vente de certains produits (bois et fer à l'importation, peut-être alun à l'exportation). Il se peut même que parfois politiquement l'Etat fatimide ait cherché l'appui de certains Italiens, comme bientôt l'Empire Byzantin, chrétien il est vrai, celui des Vénitiens :nous y reviendrons dans un moment. Ajoutons que Le Caire était relativement proche de la mer, et accessible aisément sinon par navires marchands méditerranéens, du moins par batellerie fluviale (5). Tout cela explique que nous trouvions des marchands étrangers en Egypte non seulement dans les ports, mais, plus ou moins selon les moments, également au Caire. C'est seulement de leur présence dans cette ville que nous nous occuperons ci-après. Tout-à-fait remarquable est, dans les deux réctis, la réaction fatimide à l'émeute populaire. Elle consiste en une répression impitoyable, exercée contre ceux qui avaient « violé I'hospitalité du prince des Croyants», ce qui prouve que le gouvernement fatimide attachait une extrême importance à la présence des marchands amalfitains et à la reprise des relations, même après ce drame. Sans doute contribuaient-ils à ces fournitures de bois et de fer sans lesquelles la politique fatimide d'expansion militaire eût été impossible, et que pratiquaient au même moment, à destination de l'Afrique du Nord, les Vénitiens, comme de nombreux textes nous prouvent que devaient les pratiquer en plein période des Croisades, les Pisans, Gênois etc. du XIIe siècle. Rien ne nous permet malheureusement, dans l'état actuel de notre information, de savoir comment se termina la crise. II est seulement certain qu'au Xle siècle les Amalfitains avaient repris régulièrement le chemin de I'Egypte. Et plus vaguement, des Rum se rendent au cours du XIe siècle d'Alexandrie et de Damiette au Caire même (au Vieux-Caire, encore centre du commerce à ce moment) (12). Nous sommes cependant obligés de sauter jusqu'au milieu du XII e siècle pour retrouver des renseignements précis sur les marchands occidentaux au Caire. Cette fois il ne s'agit plus d'Amalfitains, mais de Pisans. En 1153, à la suite de faits liés à l'attaque des Francs de Jérusalem sur 'Asqalan, le gouvernement fatimide avait pris des mesures contre les Pisans d'Egypte, considérés comme complices d'autres qui avaient traitreusement attaqué des musulmans passagers de leurs navires, à la suite de quoi des négociations de paix s'étaient ouvertes, dont nous avons conservé les actes finaux en traduction latine (13); et dans ces actes se trouvent des renseignements utiles non seulement sur les conditions du commerce à Alexandrie, mais aussi au Caire. Nous apprenons en particulier que les Pisans avaient en cette ville depuis quelques temps un funduq, là encore probablement propriété de l'Etat égyptien et mis à leur disposition plutôt que propriété pisane, mais en tout cas propre à eux-ce qui suppose apparemment que les autres grandes nations commerçantes dés cette période en avaient autant-alors que le Dar Manak dont nous avons parlé ci-dessus (14) était sans doute commun à tous les Rum; il se peut cependant que les divers funduqs aient tous été groupés dans un ensemble constituant le Dar Manak. Quant à savoir quelles pouvaient être à ce moment les autres nations accueillies au Caire, nous sommes réduits à des hypothèses. Nous pouvons affirmer que des Gênois, des Vénitiens et d'autres avaient le droit de se rendre dans l'arrière-pays des ports, en particulier pour examiner sur place le lin dont ils voulaient se porter acquéreurs; et ils pouvaient aussi bien atteindre le Caire (15). J'ai lieu de penser que dans la première moitié du XIIe siècle cela était à fortiori vrai des Siciliens et Italiens du Sud (16). Les marchands qui se rendaient au Caire avaient naturellement acquitté dans les ports l'essentiel des droits fiscaux qu'on exigeait d'eux; il semble toutefois qu'en arrivant au Caire ils devaient encore payer quelque chose, dont en 1154 les Pisans sont affranchis. Le commerce n'était cependant pas la seule raison qui pouvait amener des étrangers, voire des marchands, au Caire. Occasionnellement on pouvait y recevoir des ambassadeurs, comme devait bientôt le faire Salah al-Din de l'évêque Burchard de Strasbourg envoyé par l'empereur allemand Frédéric Barberousse (17). Il se peut aussi que certains marchands aient d'Egypte avec des Coptes accompli le pèlerinage de Jérusalem: le gouvernement fatimide en tout cas, d'aprés l'acte aux Pisans vu ci-dessus, reconnaissait que le fait d'y aller n'était pas assimilable à une complicité avec les Francs ennemis. Il va de soi que la période de guerre avec ces derniers et leurs cousins d'Occident, qui marque la fin de la dynastie fatimide et le règne de Salah al-Din, ne pouvait étre favorable à la pénétration occidentale en Egypte. Certes les marchands italiens n'ont pas cessé de venir en ce pays, en évitant de se laisser confondre avec les belligérants, parce qu'il y avait intérêt vital, d'un côté comme de l'autre, à la continuation de leur commerce; mais pendant un certain temps il leur a été interdit de dépasser les ports, et par conséquent on ne les a plus vus au Caire. Subhi Labib, dans sa grosse histoire économique de l'Egypte au bas Moyen Age (18), considère qu'il y a là une coupure importante dans l'histoire du commerce italo égyptien. A vrai dire il ne faut pas en exagérer l'importance : du point de vue économique il importe assez peu que l'échange des marchandises se soit fait exclusivement à Alexandrie ou en cette ville et aussi au Caire; la deuxième solution avantageait seulement les intermédiaires autochtones, dont il se trouve qu'un texte de la Géniza, soulignant le rôle des chrétiens coptes à cet égard, souligne justement alors l'importance (19). Après Salah al-din, les Ayyubides ont essayé de réexpérimenter un régime de coexistence pacifique et de relations d'affaires avec les Francs, et seules des initiatives de l'Occident, cinquième croisade en particulier, ont interrompu par moments forcément cette politique. L'une des conséquences de ce retour à l'attitude ancienne des gouvernements égyptiens qui marque à tant d'égards les règnes d'Al-'Adil et d'al-Kamil, a été la réadmission au Caire de certains du moins des marchands occidentaux. Même s'ils viennent d'Acre, en temps de paix s'entend, les Pisans reçoivent l'autorisation de circuler dans toute l'Egypte- sans doute n'en ont-ils profité que jusqu'au Caire (20). Bien que nous ne le sachions pas de manière précise, il est plus que probable qu'il en a été de même pour les Gênois, dont al-'Adil accueillait avec des marques de confiance extraordinaires un envoyé apparemment chargé d'étudier les possibilitiés d'une alliance antivénitienne (21); cependant un peu plus tard les Vénitiens aussi sont autorisés a circuler en Egypte et à venir au Caire (22). Le développement relatif des établissements italiens dans l'Orient Latin a dû néanmoins limiter l'utilité des séjours au Caire, que les autochtones ne devaient pas encourager, et on n'entend plus parler de funduq pisan ni autre. Mais qu'il ne s'agit pas d'une opposition de principe est prouvé par le fait que les Ayyubides en autorisent à la même époque à Alep et à Damas (23). Il n'y a pas de raison de penser qu'il y ait eu dans la période considérée aucun établissement permanent d'Européens au Caire méme à Alexandrie, encore que quelques-uns occasionnellement y aient parfois prolongé leur séjour d'une année à l'autre. La situation était a cet égard différente de ce qu'elle était dans l'empire byzantin et dans l'orient latin, au XIIe siècle. Mais là non plus il n'y en avait pas eu avant cette époque, et à la fin du Moyen âge il commencera à y en avoir en Egypte aussi. Il y a donc moins opposition que décalage chronologique. Il était plus difficile au Moyen âge qu'aujourd'hui de vivre dans une société linguistiquement et confessionnellement différente de celle d'où l'on était originaire. Dans ces limites on ne peut nier que la période fatimide et même, à un moindre degré, ayyubide ait été une période d'accueil. Naturellement la situation nouvelle crée par l'invasion des Mongols et les encouragements qu'ils recevaient de la part certains Francs devaient une nouvelle fois atteindre la politique de coexistence. Néanmois dès que des traités devinrent possibles, on y retrouve la clause de la libre circulation dans l'intérieur du pays et au Caire, y compris pour commercer, dès avant la chute des derniers établissements latins de Syrie (24). Et il est bien connu qu'il y aura des Italiens même à Damas au cours des siécles suivants: jusqu'à y avoir des consuls. Cela ne signifie naturellement pas que le centre principal des affaires italiennes et occidentales en Egypte ne soit pas, plus nettement sans doute qu'au temps des Fatimides, Alexandrie. Il n'y a toujours plus de funduq occidental au Caire, où les étrangers habitent chez des particuliers ou dans funduqs indigènes, sans non plus y avoir d'église spéciale. La reprise sporadique d'hostilités entre les Mamluks et les Francs, maintenant installés à Chypre, ne doit être pour rien dans cette situation. Les Francs qui venaient au Caire, contrairement à ceux qui arrivaient à Alexandrie, le faisaient en ordre dispersé, pour peu de temps, ce qui ne justifiait pas de funduq (25). Les recherches récentes ont mis en évidence combien le milieu du Moyen âge a été en général un moment d'intercommunication méditerranéenne, ressuscitée de l'Antique. Je crois d'ailleurs qu'on trouverait des faits d'ambiance équivalents dans l'océan Indien à la méme période. Le commerce, certes, n'a fait ensuite que croître, mais l'atmosphère de coexistence, même à travers les guerres locales et princières, qui se constate auparavant n'est plus comparable ensuite. On peut discuter des raisons de cette évolution, parmi lesquelles les Croisades jouent un rôle, à la fois comme cause et manifestation du raidissement, au milieu cependant d'autres phénomènes, en Orient comme en Occident. Les Fatimides et certains Ayyubides ont essayé la coexistence, ou peut-être même, les premiers du moins, l'ont tenue pour allant de soi. L'accueil des étrangers au Caire est un petit témoignage de cette attitude, qui lui confère toute sa portée, et fait entré I'histoire du Caire, que nous étudions en ce moment, dans celle plus vaste de la Méditerranée, qui n'est pas close et qu'elle peut éclairer. |
Université de Paris
Notes
(1) Sythétisés dans sa Méditerrean Society (University of California 1967).
(2) Des Hindous viennent bien jusqu'à Aden, mais il ne semble pas que normalement aucun d'entre eux, ni des Chinois, ait pénétré dans le Mer Rouge; les exceptions, s'il y en a, sont trop indivuelles pour avoir portée.
(3) En tout cas au XIIe siècle, voir le traité d'al-Makhzumi analysé par nous dans le Journal of the Economic and Social History of the Orient (1964); Cf. Idn Mammati, Qawanin, ed. Atiya, pp. 325-327; déjà au XIe siècle, sans qu'il ait e témoignage explicite, le fait que Nasir-i Khusraw mentionne explicitement la distance de Tinnis à Constantinople plaide pour des relations navales, dont l'origine est évidemment à rechercher dans la réputation des tissus de luxe de Tinnis, commandés, depuis avant même la conquête arabe, par Cour impériale de COnstantinople, et continuée à travers toute la période suivante.
(4) Voir le précédent article de JESHO, pp. 265-266 et p.297.
(5) Il est cependant intéressant de constater que les marchands dont parlent les documents de la Géniza aimaient souvent mieux voyager par terre, même à dos d'âne, que sur le Nil, oû ils craignaient les interventions tant de bandits que d'agents du fise (Goitein, op. cit. p.301) - ou simplement l'inconfort.
(6) Goitein 44; cf. 401 N. 19.
(7) Maqrizi Khitat éd. Bulaq, II, pp. 8 et 14.
(8) CL, CAHEN "Un texte peu connu relatif au commerce d'Amalif", dans Archivio Storico per Provincie Napoletane XXXIV (1953-1954).
(9) Patrologie Orientale vol. XXIII, pp. 457-458.
(10) Khitat II, pp.195- 196.
(11) Les hésitations que j'avais formulées dans mon article du JESHO sur la lecture de ce nom sont levées par la concordance entre le texte Yahya et les documents de la Géniza. Entre autres directions de recherce étymologique, on peut penser à italien, mais rien n'a jusqu'ici été proposé de valable. Etrangement le nom, disparu de son temps, paraît bien ignoré de Maqrizi lui-même.
(12) Voir les textes dans Goitein, index, et spécialement p.44. Les documents de la Géniza ne laissent aucun doute qu'il s'agit de venues importanted et non épisodiques.
(13) AMARI, Diplomi Arabi, pp. 243 sq.
(14) JESHO cité n.4.
(15) A titre comparaison signalons que de même les Italiens qui arrivaient en Tunisie par Mahdia se rendaient de là à Qairawan.
(16) Des agents personnels de Roger II et de son amiral Georges d'Antioche y allaient (lettre du Calife al Hafiz citée dans Qalqashandi).
(17) Références dans ROHRICHT, Geschilchte des Konigreiches Jerusalem, p.363 n.1.
(18) SUBHI LABIB, Handelsgeschichte Aegyptens im Spatmittelalter, (Wiesbaden 1965), p.29.
(19) GOITEIN, p.212.
(20) Amari, le mot à mot précis ne paraît jamais mettre de limitation au droit de circuler dans toute l'Egypte, mais nous n'avons aucun témoignage de déplacement au-delà du Caire, qui paraissent à cette époque bien peu probables.
(21) Encyclopédie de l'Islam, 2e éd., art. "Ayyubides". Col.823.
(22) G.L.TAFEL et G.M" THOMAS, Urkunde zur Handelsgeschichte Venedig, II, pp. 186, 193. n
(23) HEYD, Histoire du commerce du Levant, I, pp.374 sq. Il se peut qu'il y ait eu une certaine disparité entre Egypte et Syrie, comme pour les missionnaires latins.
(24) Ibid. I, pp.416 sq.
(25) Sur ce thème voir l'article de Goitein dans Studia Islamica XII (1960).
Back to F.I.E.L.D.
Symposium, Millénaire du Caire.