Le Quotidien d'Oran [Algerie]
http://www.quotidien-oran.com/quot2544/societe.htm

DISPARITION DE SADRUDDIN AGA KHAN
Elégie pour un émir citoyen du monde

Par Mohammed Benamar

Le prince Sadruddin Aga Khan, figure emblématique de l'action humanitaire internationale, n'est plus. Avec la sécheresse d'une dépêche d'agence, la nouvelle a parcouru, ici et là, la presse internationale, confirmée à Genève par la fondation Bellerive que le prince avait fondée comme pour perpétuer sa vision d'un monde meilleur fait d'humanitaire et de protection de l'environnement.

Après une longue et douloureuse maladie, Sadruddin s'était éteint le 13 mai , à l'âge de 70 ans, dans un hôpital de Boston, Massachusetts, loin de Genève qui fut dès 1959 le cadre idéal de son aventure humanitaire et de sa lutte contre la déforestation, la désertification, le nucléaire... Tous les témoignages concordent, Sadruddin fut un homme d'une culture exceptionnelle, attentif aux défis de son temps et sensible au déracinement des hommes.

Deuxième fils de Mohammed Shah Aga Khan, le leader charismatique de la communauté musulmane ismaélite, qui eut le privilège de présider la première assemblée générale de la Société des Nations au lendemain de la Première Guerre mondiale, Sadruddin se lance rapidement dans les affaires internationales après de brillantes études dans l'université américaine de Harvard et des études islamiques supervisées par son père. René Maheu, directeur général de l'UNESCO, confie au jeune universitaire sa première mission internationale destinée à la sauvegarde des monuments de la Haute Egypte menacés de disparition sous les eaux du gigantesque barrage d'Assouan programmé par le colonel Nasser.

Sa profonde vocation humanitaire s'épanouit à la tête du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés qu'il dirigera pendant douze ans. Il n'a que 33 ans lorsque l'ONU lui confie la direction d'un tel organisme en charge de la survie de millions de réfugiés à travers le monde. Il parcourra l'Asie à la suite du divorce du Bangladesh et du Pakistan en 1971, de la guerre du Vietnam dans les années 70. Il organisera la réinsertion de milliers d'Asiatiques musulmans expulsés de l'Ouganda par le dictateur Idi Amin. La décolonisation dans les années 60 provoque également d'importants mouvements de réfugiés dans différents pays d'Afrique. Les dictatures militaires l'amènent à déployer toute une chaîne de mesures en faveur de leurs victimes dans les pays latino-américains. A chaque crise, Sadruddin se déplace personnellement sur le terrain pour motiver ses fonctionnaires et imaginer les solutions les plus adaptées pour sauvegarder les intérêts et surtout la dignité des réfugiés, sans perdre l'espoir de les rapatrier dans leurs pays d'origine une fois les conditions réunies.

En 1977, il décide de mettre fin à ses fonctions de Haut Commissaire, à la surprise de tous ceux qui avaient partagé sa passion de l'action humanitaire par-delà les structures bureaucratiques de l'organisation. Néanmoins, il reste à la disposition du Secrétaire général des Nations Unies qui lui confie la coordination des interventions humanitaires en Afghanistan, en Irak, au Koweït après la guerre du Golfe en 1990 et 1991. «Il faut avoir une tête froide avec un coeur chaleureux», aimait-il répéter en parcourant la planète pour se pencher sur le sort des femmes, des enfants, des hommes en attente de la solidarité active de la communauté internationale.

Dans son cosmopolitisme sans frontière, l'Algérie avait occupé une place particulière. Dans sa jeunesse, il avait été fasciné par la révolution algérienne. En 1962, année de l'indépendance de l'Algérie, il était adjoint du Haut Commissaire- l'ambassadeur suisse Felix Schneider à l'époque - et il avait accordé une attention particulière au rapatriement des Algériens réfugiés au Maroc et en Tunisie. Plus tard, la crise du Sahara Occidental lui offre l'occasion de visiter les réfugiés sahraouis à Tindouf et d'évaluer ce problème avec le président Houari Boumediene. A la sortie de l'audience, je me souviens de ses commentaires laudatifs sur les vues du chef de l'Etat algérien.

Ce portrait de Sadruddin Aga Khan est forcément incomplet car l'homme avait des capacités multiformes. Il était notamment convaincu que la survie de l'homme, la qualité de son devenir dépendent de la protection de l'environnement. Dans la bataille écologique, il se lance généreusement et l'on voit de temps en temps un prince se mêler en toute humilité à des manifestants pacifiques anonymes... Il est vrai que dans cette étape il est accompagné de sa femme Catherine, qui sut partager avec lui ses rêves les plus insensés pour le meilleur des mondes... Tout en menant une carrière internationale, Sadruddin Aga Khan avait vécu très près et très solidaire de la communauté des 20 millions d'Ismaélites, véritable diaspora dispersée dans 25 pays... Une nation virtuelle, sans territoire, avec un chef spirituel préoccupé par le bien-être de ses adeptes et qui survit lui-même à 130 ans d'errance de ses ancêtres. Mais ceci est une autre histoire que sans doute Sadruddin a vécu au plus profond de son être. Il aurait aimé, semble-t-il, succéder à son père à la tête de leur communauté. Mais c'est Karim, son neveu, fils d'Ali Khan, qui hérite de cette responsabilité qu'il accomplit avec bonheur.

Il est un autre rêve que Sadruddin n'a pu accomplir: occuper le poste de Secrétaire général des Nations unies alors que son nom avait bien été sur la table du Conseil de sécurité. Mais un réflexe conservateur des Etats membres n'ont pas permis de surmonter quelque méfiance vis-à-vis d'un homme intellectuellement très indépendant échappant au contrôle de quelque Etat. En effet, il bénéficiait de pas moins de quatre nationalités: iranienne, française, anglaise et suisse. En réalité, cet Emir musulman authentique, très à l'aise dans ses rapports humains, possesseur d'une collection exceptionnelle de manuscrits coraniques et de miniatures orientales, était un véritable citoyen du monde, qui sut donner à tous ses visiteurs une image exceptionnelle d'un Islam universel qui avait toujours éclairé ses démarches ici-bas.